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SACS ET PARCHEMINS.

plété les observations de la marquise. Dans l’espoir que la noble dame saurait en profiter, la jeune fille lui avait livré charitablement les clés de la place.

Un jour donc qu’elle avait dîné à la Trélade, Mme de La Rochelandier s’empara du bras de l’amphitryon, et, sous prétexte de respirer l’air embaumé du soir, l’entraîna doucement au parc. Ce jour-là, Gaston n’avait pas accompagné sa mère ; Laure, un peu souffrante, s’était retirée de bonne heure. La soirée était belle, la brise tiède et parfumée des premières senteurs de l’automne ; mais ce n’était point là ce qui préoccupait la marquise et M. Levrault. Ils avaient gagné, tout en causant, une des allées les plus mystérieuses, et marchaient à pas lents sous un dôme de feuillage que formait une double rangée d’érables et de platanes. Jamais le bras de la grande dame ne s’était appuyé si tendrement sur celui du grand manufacturier ; jamais, dans aucun de leurs entretiens, sa voix n’avait trouvé d’accens si pénétrans, d’inflexions si câlines. Elle disait les ennuis de la solitude, les joies de l’intimité, combien sa vie avait changé d’aspect et s’était embellie depuis qu’une jeune et blanche créature était venue s’abattre, comme une colombe, à la porte du vieux manoir. Dans quelle atmosphère assez enchantée, dans quelles régions assez éclatantes, achèverait de s’épanouir cette merveille de grâce et de beauté ? Puis, par un mélancolique retour sur elle-même, elle demandait avec tristesse ce qu’elle deviendrait, si M. Levrault, en quittant la Trélade, ne se décidait pas à s’établir dans le pays. Rien que d’y songer, son cœur se serrait ; ils étaient, sa fille et lui, un second printemps dans son existence. À tous ces discours, comme maître corbeau tenant en son bec un fromage, M. Levrault se croyait le phénix des hôtes de la Bretagne. Il se rengorgeait, faisait la roue, et répondait par-ci par-là quelques platitudes que la marquise avait l’art de relever en leur donnant un tour galant. Prêter de l’esprit aux sots est le plus sûr moyen de les flatter. De détour en détour, elle en arriva à l’interroger avec une affectueuse sollicitude. Elle s’étonnait que, dans une époque où la bourgeoisie régnait et gouvernait, où l’intelligence pouvait prétendre à tout, un homme de sa valeur n’eût pas l’ambition de prendre au soleil la place qui lui était due ; elle ne comprenait pas qu’avec l’expérience des affaires et tant de facultés éminentes, il se résignât à l’inaction, à l’obscurité, et se contentât modestement des jouissances de la fortune, quand une foule de médiocrités qui ne lui allaient pas à la cheville se carraient et se prélassaient sans vergogne dans les hautes sphères du pouvoir. Certes, il était beau de s’élever jusqu’à l’opulence sur les ailes de son propre génie : elle ne savait pas de conquête plus respectable, plus glorieuse, plus légitime ; mais, pour les ames bien nées, la richesse n’était qu’un instrument, un point d’appui : il n’appartenait qu’au vulgaire de la con-