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SACS ET PARCHEMINS.

regimber comme un mulet qui sent pour la première fois le mors ou le bât, l’éperon ou la houssine ; mais Laure savait, mieux que personne, la façon de le prendre, de le brider, de le mettre au pas. Que lui importaient, en fin de compte, les opinions politiques de la marquise et de son fils ? Ignorait-il, en quittant Paris, que la Bretagne fût le dernier boulevard de la légitimité ? Devait-il s’étonner qu’une des plus illustres maisons de cette terre chevaleresque eût gardé pieusement le culte du malheur et la religion de l’exil ? Dieu merci ! tous les gentilshommes n’étaient pas taillés sur le même patron que Gaspard. D’ailleurs, il ne s’agissait plus, cette fois, de courir après un gendre qui lui ouvrît la porte des honneurs et des dignités ; il n’était point question de rechercher l’alliance des La Rochelandier. Il s’agissait tout simplement de n’être pas la fable du pays et de se relever au grand jour de l’échec qu’il avait essuyé. Que dirait-on dans la contrée s’il n’était venu s’installer avec fracas à la Trélade que pour servir de jouet à un chevalier d’industrie ? On en ferait des gorges chaudes. Tant de chevaux, tant de laquais, tant de voitures, pour aboutir à quoi ? au vicomte de Montflanquin. Il fallait se réhabiliter par un coup d’éclat, montrer aux sots et aux envieux que les Levrault n’étaient pas au ban de la noblesse, qu’ils frayaient, quand ils le voulaient bien, avec les gros bonnets de l’aristocratie. Enfin, ils ne pouvaient se dispenser de faire tout au moins une visite aux La Rochelandier, sous peine de passer, à leurs yeux, pour des gens mal appris, pour de petits bourgeois. Le grand manufacturier s’était rendu à ce dernier argument. Il comptait qu’une fois la visite faite, les choses en resteraient là ; mais Laure et la marquise, chacune de son côté, en avaient décidé autrement. Comment le brave homme eût-il résisté aux manœuvres combinées de ces deux volontés féminines qui se devinaient l’une l’autre, s’entendaient en silence, marchaient vers le même but, et se prêtaient tacitement un mutuel appui ? J’en connais de plus fins qui auraient succombé. Des relations intimes s’étaient établies peu à peu entre les deux châteaux, et, bref, il eût été moins difficile à Laocoon de se débarrasser des étreintes de ses deux serpens qu’à M. Levrault de se dégager, au bout de six semaines, des liens dont la marquise avait su l’enlacer.

M. Levrault s’était d’abord tenu sur le qui vive. Pour me servir, à mon tour, d’expressions empruntées au vocabulaire des petites gens, chat échaudé craint l’eau chaude : or, le grand industriel avait été échaudé jusqu’à la brûlure. Cependant, lorsqu’il avait vu pour la première fois la marquise de La Rochelandier monter majestueusement les degrés du perron de la Trélade ; après s’être empressé d’ouvrir lui-même la porte à deux battans, lorsqu’il l’avait vue entrer au salon et s’avancer avec une grâce imposante, la tête haute, la poitrine en avant,