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SACS ET PARCHEMINS.

disgrâce de Montflanquin. La Trélade était devenue silencieuse comme un tombeau. Les chevaux restaient dans les écuries, les voitures sous les remises. Les serviteurs, qui se réjouissaient tout bas des mésaventures de leur maître, avaient l’air tout à la fois goguenard et consterné. M. Levrault ne sortait de sa chambre que pour promener ses ennuis sous les ombrages de son parc. Le front baissé, les mains derrière le dos, il pleurait le long des charmilles son titre de baron et son brevet de pair. Ce n’est pas tout. Le dernier entretien qu’il avait eu avec Étienne Jolibois avait laissé dans son esprit des traces qui, loin de s’effacer, s’étaient creusées à la réflexion. Il avait commencé par rire des sinistres prophéties du notaire ; il avait fini par s’en alarmer sérieusement. C’était une âme facile à troubler que l’âme de M. Levrault. Je n’affirmerais pas que ce fût l’âme d’un poltron, mais à coup sûr ce n’était pas l’âme d’un brave. Depuis sa dernière entrevue avec le tabellion, il interrogeait avec effroi l’horizon politique, ne déchirait qu’en tremblant la bande de son journal, et s’attendait à recevoir d’un jour à l’autre la nouvelle que le navire de l’état avait sombré sous les assauts d’un coup de vent révolutionnaire. Ainsi, rien ne manquait à ses tribulations ; tout contribuait à le plonger dans un abîme de tristesse. La république était sa bête noire ; il pensait vaguement à quitter la France, à chercher un coin de terre où sa tête et ses écus fussent à l’abri des vengeances et des appétits populaires. Pour tout dire, M. Levrault ne savait que résoudre ni à quel dessein s’arrêter. Il flottait entre les partis les plus contraires, et, de quelque côté qu’il se tournât, n’apercevait que périls, guet-apens et catastrophes de tout genre. L’expérience qu’il venait de faire avait singulièrement amorti ses feux pour la noblesse. Il ne voyait partout que pièges à millions, traquenards tendus par l’aristocratie pour prendre les grands industriels. La Bretagne n’était plus à ses yeux qu’un vaste repaire de larrons. Il se défiait surtout du château de La Rochelandier, qu’il s’obstinait à regarder comme une tanière de chouans, comme un foyer de conspirations, comme un centre d’intrigues et de menées légitimistes. On se rappelle qu’au moment où Gaspard traversait la cour de la Trélade, il avait crié d’une voix de tonnerre qu’on attelât, qu’il allait au château de La Rochelandier ; ce n’avait été de sa part qu’une façon ingénieuse de donner le coup de grâce à Gaspard. À tort ou à raison, sans s’expliquer pourquoi, il détestait les La Rochelandier. Je ne saurais dire par quel raisonnement saugrenu ce spirituel bourgeois en était arrivé à les accuser sourdement de toutes ses infortunes. Toutes ses déceptions dataient de l’heure où sa fille avait mis le pied chez la marquise ; la paix et le bonheur étaient sortis de la Trélade en même temps que le jeune marquis y était entré. M. Levrault ne semblait pas éloigné de croire que, sans les La Rochelandier, le vicomte eût été réellement tout ce qu’il avait