Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 4.djvu/330

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au peuple russe, et d’inventer une société qui fût en rapport avec le génie national, il a cherché à composer une société avec des élémens divers pris dans toutes les sociétés européennes, en Angleterre, en Hollande, en France. » La remarque nous a toujours paru profonde, surtout si l’on considère l’époque où écrivait Jean-Jacques. On retrouve en effet dans la société russe tous les élémens de la civilisation européenne à ses différens âges. C’est un mélange bizarre de servage et de bureaucratie, de théocratie et de centralisation administrative, d’autocratie militaire et de mœurs libérales, de force brutale et de finesse diplomatique. Est-ce que vous ne trouvez pas là ce que nous appelions tout à l’heure un prolongement de la civilisation européenne ?

C’est surtout aux États-Unis que ce fait est le plus facile à constater. Non-seulement parce qu’ils tirent leur existence de l’Angleterre, mais par le spectacle bizarre qu’ils présentent. Ce spectacle est peut-être le plus curieux qui puisse s’offrir aux yeux sur notre planète. Toute l’Europe se retrouve aux États-Unis, mais par fragmens, par débris ; disjecti membra poetœ. Jetez un coup d’œil sur cet immense pays : il y a là des Français, des Anglais, des Polonais, des Espagnols, des Irlandais, des représentans de toutes les nations de la terre, des sectes de toute couleur, des puritains, des quakers, des unitaires, des trinitaires, des millénaires, des catholiques, des anglicans, des mormonites, des swedenborgiens, puis des prédicans sans nombre, des meetings et des sociétés pour toute espèce de choses, pour organiser la paix universelle pour recommander la tempérance, pour la propagation. De la Bible, pour le libre commerce, pour l’abolition de l’esclavage, pour le soulagement des pauvres. Il y a des démocrates, des planteurs féodaux, des esclaves, des sauvages, des demi-barbares nommés squatters, des associations sur les plans et les modèles de Saint-Simon, de Fourier, de Robert Owen. Aucun pays au monde n’offre un pareil coup-d’œil. Il faut véritablement être ignorant comme un radical français pour aller présenter aux vieilles civilisations européennes la société de la Nouvelle-Angleterre comme le type le plus achevé et l’exemplaire le plus parfait qui aient existé. Ils ne voient pas au contraire que ce pays n’a pas encore de civilisation véritable, qu’il contient dans son sein tous les élémens politiques, religieux, économiques de la vieille Europe ; qu’il y a à la fois aux États-Unis libre concurrence et protection, égalité et esclavage, politique de non-intervention et esprit d’envahissement, ambition et amour du repos, prédication de la paix et fureur de propagande ; que ce pays n’est en résumé qu’une immense fournaise où fondent ensemble les élémens les plus hétérogènes et les plus opposés ; qu’il n’appartient à personne de dire quelle sera, même dans un avenir très rapproché, la forme politique des États-Unis ; qu’a plus forte raison il est impossible de dire quelle sera leur civilisation.