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— Merci ! merci ! s’écria Augusta en s’approchant avec viv acité du bouquet colossal dont le parfum sembla l’électriser tout à coup ; maintenant rien ne manque à la beauté de la scène qui nous entoure. Voguons plus doucement, je vous prie ; retardons, s’il est possible, ces heures charmantes, qui ont la douceur d’un rêve !

À un signe que fit sir Edward, les rameurs levèrent leurs avirons ; le bholia se mit à dériver au courant. Les chakals commençaient à glapir le long des rives du Gange ; ils se taisaient par intervalle pour reprendre à l’envi leurs aboiemens entrecoupés, qui ressemblent à des sanglots. Des oiseaux plongeurs, surpris dans leur sommeil par les fanaux de la barque, s’envolaient sous les arbres en frappant du bout de leurs ailes la surfacé des eaux. Çà et là de petits esquifs à l’ancre au fond des anses tranquilles dormaient sous leurs voiles à demi pliées. Appuyés au bras de sir Edward, Augusta se promena quelques instans sur le pont du bholia ; puis, attirée par le parfum des fleurs, elle prit une tige d’asclépiade qui couronnait le bouquet et s’assit à la poupe.

Depuis quelques instans, le bholia dérivait ainsi, le plus profond silence régnait à bord. Tout à coup les matelots, qui sommeillaient sur leurs bancs, se levèrent en parlant tous à la fois sur ce ton particulier aux Bengalis qu’on prendrait pour un gazouillement d’oiseaux. Quelques-uns d’entre eux, s’armant de leurs avirons, poussèrent au large, avec précaution, une espèce de radeau que le courant venait de heurter contre les flancs de la barque. Au bruit qu’ils firent, sir Edward se pencha sur le bord ; il vit un faisceau de joncs à peine liés ensemble sur lequel un Hindou se tenait immobile.

— Qu’y a-t-il ? demanda Augusta.

— Peu de chose, répondit sir Edward ; un fanatique hindou qui se rend à la mer pour y mourir[1]. La rencontre du bholia pouvait retarder son voyage, et nos rameurs l’ont pieusement remis dans sa route. Entraver la marche de ce pèlerin parti pour aller vers Brahma serait à leurs yeux un gros péché, car il est déjà paré pour le sacrifice. Son front ses joues sont barbouillées de la vase du Gange, qui purifie l’homme de ses souillures.

— Je veux le voir, dit Augusta en se levant. Pauvre vieillard ! il fut un temps où la vie lui paraissait le souverain bien. Il avait sans doute une famille, des enfans qu’il aimait ! Oh ! que je serais curieuse d’entendre son histoire ! Croyez-vous, Edward, qu’on puisse ainsi courir au-devant de la mort sans avoir été détaché de la terre par quelque douleur ?

— Oh ! répliqua sir Edward, ces Hindous sont des rêveurs qui se

  1. La mer qui reçoit les eaux des fleuves sacrés, comme le Gange, le Godavery, etc., est sainte aux yeux des Hindous. Il arrive parfois qu’un ascète ou un pénitent, pour couronner une vie d’austérité et d’expiation, y va chercher la mort.