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tête d’un coup de pistolet ; mais il reprit son sang-froid en songeant que cette vengeance inutile ajouterait le ridicule à l’humiliation de sa défaite. Son coursier favori était pour toujours hors de service ; lui-même il se sentait le bras foulé ; les officiers, pour le consoler, citèrent beaucoup d’exemples de l’inconvénient qu’il y a à se servir dans l’Inde de chevaux arabes qui sont parfois fantasques et sujets à avoir peurs des idoles à huit bras. Quant à la pierre lancée par une main invisible, sir Edward n’en voulut pas parler ; il eût passé pour un visionnaire, et rien de plus.

Le lendemain, sir Edward se remit en route avec le bras en écharpe, ce qui ne l’inquiétait guère, mais très contrarié de l’échec qu’il venait d’éprouver. Comme il gravissait au pas et de fort mauvaise humeur la colline au pied de laquelle les courses avaient eu lieu, il vit un grand nombre d’indigènes se presser le long des sentiers. La conque dont les prêtres hindous se servent pour appeler les fidèles aux cérémonies religieuses retentissait sourde et mugissante à travers la forêt. Les femmes se hâtaient, portant les petits enfans à cheval sur leurs hanches ; les hommes couraient de ce pas leste et souple du sauvage que l’absence presque complète de vêtemens rend si libre dans ses allures. Tout ce monde se groupait autour d’un brasier, ou plutôt d’un lit de charbons ardens sur lequel des dévots enivrés d’opium marchaient les pieds nus. Auprès de ce feu s’élevait un poteau que traversait à son sommet une longue perche posée en équilibre. Au moment où sir Edward passait, — car cette fête[1] se tenait sur le bord du chemin, — un sanniassy, amenant à lui l’un des bouts de la perche, s’y suspendit au moyen d’un croc de fer qu’il s’enfonça dans le flanc. Au signal qu’il donna lui-même, vingt bras pesèrent sur l’autre extrémité de la perche, qui s’éleva dans l’espace. Il pirouetta d’abord avec une rapidité extraordinaire ; puis, comme un oiseau qui plane, il flotta doucement de droite à gauche, jetant sur la foule ébahie des masses de fleurs. Le sang ruisselait à flots sur les reins du sanniassy ; quand sir Edward fut près de lui, il le regarda fixement, d’un air à la fois triomphant et inspiré. L’Européen détournait ses yeux de ce spectacle repoussant ; mais le sanniassy, comme pour le contraindre à lever la tête, lui lança une tige d’asclépiade fraîchement épanouie, avec cette phrase : « Va, mon fils, va où tes vœux t’appellent, et que les routes te soient douces ! »


IV

À cette phrase du sanniassy, le cavalier tressaillit involontairement ; puis, quand il eut fait une centaine de pas, l’envie le prit de lui envoyer

  1. À Pondichéry, on appelle cette solennité la fête du vire-vire.