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cent navires et les mille barques du port y versent leur population flottante. Des péons hindous appuyés sur des massues de bois stationnent de distance à distance pour maintenir l’ordre. Les marins de la presqu’île Arabique, les pêcheurs de la côte mahratte et du Cambaye, race de pirates incorrigibles qui ne se feraient aucun scrupule d’enlever un navire en pleine mer, se promènent là de l’air du monde le plus pacifique. Si parfois on entend des clameurs, si la foule s’émeut sur quelque point, ce tumulte sera causé par un matelot européen qui, enivré de sa force et exalté par de trop copieuses libations, aura culbuté d’un coup d’épaule une famille hindoue trottant sur un petit chariot, ou renversé d’un revers de main des porteurs de palanquins assez insolens pour refuser à le voiturer gratis. Quelques coups de massue appliqués à longueur de bras par les policemen sur la nuque du délinquant suffisent à rétablir la paix publique, et les indigènes vengés applaudissent à grands cris. Ce bruit passager n’a pas troublé la musique, point central autour duquel circulent lentement les brillans cavaliers et les élégantes ladies en calèche. Ce groupe peu nombreux, enfermé dans les flots d’une multitude étrangère comme une île dans les vagues menaçantes de l’océan, c’est l’Europe avec sa puissance intellectuelle, son génie dominateur, sa force créatrice.

Tout homme comme il faut tient à faire acte de présence au milieu de cette société choisie ; sir Edward, qui, par sa grande fortune et la distinction de ses manières, s’était acquis un certain renom parmi la jeunesse fashionable de Bombay, ne manquait jamais d’y paraître. Ce jour-là, il resta sur l’esplanade tant que la musique y retint les promeneurs. Quand il songea à regagner la ville, le bruit de la mer agitée par la brise dominait de plus en plus celui de la foule qui se dispersait ; les blanches tuniques des guèbres, rangés sur les remparts pour adorer le soleil couchant, s’effaçaient dans l’ombre : il faisait nuit. En se retirant, sir Edward crut apercevoir un Hindou qui s’attachait à ses pas ; il lança son cheval et emmena Arthur à un tea-party. La réunion était nombreuse ; la conversation ne tarda pas à s’animer, et Arthur se rapprocha d’un groupe où l’on s’entretenait des mœurs des habitans de l’Inde. Il écouta d’abord très attentivement ; puis, enhardi par l’accueil bienveillant que lui valait sa qualité de nouveau-venu, il se risqua à raconter le tour que sir Edward venait de jouer à un brahmane. Sir Edward lui lança un coup d’œil sévère, ce qui fit qu’il n’eut garde de nommer les personnages.

— Ne riez pas, répondit à demi-voix un homme âgé qui cherchait à donner à ses paroles un accent paternel ; l’espièglerie a été un peu forte. L’Européen dont vous parlez a fait à ce brahmane une injure irréparable. Celui-ci est dégradé, il a perdu sa caste par le seul contact d’un objet impur qui a souillé son front ; il ne survivra peut-être