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donc sur ma natte, quand, une chambre voisine de la mienne s’étant ouverte, je vis paraître sur le seuil un Anglais pâle comme un spectre ; ses cheveux noirs flottaient en désordre, il était hâve et maigre. On ne voyait plus sur sa personne aucune trace de ce soin recherché qui distingue un gentleman, et cependant cet homme semblait appartenir à la classe la plus élevée de la société. Un seul domestique l’accompagnait : qui l’avait déposé là ? qui était-il ? d’où venait-il ? comment semblait-il abandonné dans un pays où ses compatriotes sont tout puissans ? Il y avait là un mystère que je résolus de pénétrer. L’incident fortuit qui ce jour-là, suspendait tous les travaux dans la ville me laissait d’ailleurs assez de loisir. À force de questions, je recueillis sur sa personne des détails d’abord assez incohérens, puis des renseignemens plus précis ; enfin, j’obtins du serviteur fidèle qui veillait près de lui le récit des principaux épisodes de sa vie, tels que je vais essayer de les raconter.


I

Dans un village de la petite île de Salsette, située tout près de Bombay, et que ses temples souterrains ont rendue célèbre, vivait un brahmane du nom de Nilakantha. Il desservait une pagode dont le revenu suffisait à son existence ; l’étude des textes sacrés, la méditation et les rêveries extatiques occupaient ses journées. Moins que personne il doutait de ses propres vertus et de l’autorité de sa parole sur les Hindous de basse caste dont il recevait les offrandes. Par malheur, des missionnaires s’établirent dans son voisinage ; la cloche de l’église attira peu à peu une partie considérable des ouailles du brahmane, qui se trouva presque seul au pied de ses idoles. Ruiné par la désertion des fidèles, Nilakantha les menaça d’abord de la colère des dieux, puis il se décida à chercher un autre genre de vie. Parmi les professions que les lois de sa caste lui permettaient d’embrasser il choisit celle d’écrivain. Un riche babou[1], qui détestait les Européens et leur prêtait son argent à gros intérêts, lui offrit une place dans ses bureaux. Cette circonstance fut cause que Nilakantha transporta ses dieux domestiques au milieu d’un des hameaux qui environnent la grande ville de Bombay.

Résigné à son sort, exact à remplir son emploi, Nilakantha s’asseyait sur ses talons entre deux coussins ; en face du divan où trônait le babou ; là il passait la moitié du jour à couvrir de chiffres, avec sa plume de roseau, les feuilles de palmier qui lui servaient de registre ; mais, quand arrivait l’heure du repos, il se redressait de toute sa hauteur.

  1. Nom que l’on donne dans l’Inde aux banquiers et aux négocians indigènes.