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imposer aux forces combinées qui s’y trouvent réunies, et pour pouvoir, en cas de nécessité, mettre obstacle à des projets d’invasion. D’ailleurs, avant ce temps et très incessamment, il y aura un congrès ; les Turcs probablement ne feront pas beaucoup de difficultés sur le lieu ; la Russie n’y mettra pas d’entêtement Ainsi, ce premier obstacle sera bientôt levé ; mais il y en a un autre qui offre de grandes difficultés, c’est l’indépendance de la Crimée. Catherine II l’exige absolument, et paraît d’autant moins vouloir s’en détacher, qu’elle fait, par pure générosité et par amour pour la paix, le sacrifice de la Valachie et de la Moldavie, que sa position actuelle la mettait à portée de conserver à titre de conquête.

« M. DE ROHAN. — Prince, dans un tel arrangement, n’y aurait-il pas quelque inconvénient, non-seulement pour l’indépendance ottomane, mais encore pour les frontières d’Autriche ?

« M. DE KAUNITZ. — Que faire ? il y a des occasions où il vaut mieux laisser un torrent écouler que de lui opposer une digue ; la stupidité, la faiblesse des Turcs ont trompé nos espérances ; nous n’en pouvons plus rien attendre.

« M. DE ROHAN. — Ainsi les Turcs sont forcés d’accéder aux conditions que leur impose la Russie ?

« M. DE KAUNITZ. — Je le crois. (Puis, changeant d’objet :) L’incertitude des négociations qui vont être promptement entamées empêche de prévoir ce que les puissances exigeront pour les confédérés. Mais ne parlons plus de ce mauvais ramassis, je ne puis rien pour eux ; je ne puis que les plaindre. »

L’ambassadeur insista ; le chancelier ne lui répondit que par le silence le plus obstiné. Rohan le comprit ; il sentit que tout était perdu. Aussi reprit-il plus que jamais l’air de la confiance. « Puisqu’il en est ainsi, dit-il au vieux ministre ; vous êtes plus instruit que vous ne voulez le paraître. Je vois qu’il n’y a plus à compter sur la confédération. » Et comme il s’apercevait que sa feinte résignation plaisait M. de Kaunitz, il ajouta : « Ne pensez-vous pas, mon prince, que nous ferions bien d’engager la généralité à faire son accord particulier ?… » À ces mots, Kaunitz devint radieux. « Assurément, dit-il avec une vivacité qui lui était peu naturelle, c’est ce qu’il y a de mieux à faire ; les confédéré n’ont plus que deux moyens à prendre : révoquer l’acte d’interrègne, recourir au roi de Pologne qui se chargerait de négocier leur paix, ou, ce qui serait mieux, remettre leurs places fortes entre les mains des Russes. » M. de Rohan n’avait plus rien à apprendre ; il prit congé de M. de Kaunitz et se retira pour écrire au duc d’Aiguillon cette conversation rapportée ici textuellement[1].

Cependant la nouvelle devenait publique. À Vienne, on s’en expliquait tout haut à la cour et dans le monde. L’impératrice-reine en parla à quelques dames de son intimité, et le prince de Kaunitz ne se donnait

  1. Dépêches du prince de Rohan dans le courant d’avril 1772 — Archives des affaires étrangères.