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et, ce qui était encore plus précieux, criblé de dettes. Aussi M. d’Aiguillon ne prit-il pas un instant de repos que M. de Rohan n’eût accepté l’ambassade de Vienne. M. de Breteuil l’avait obtenue de M. de Choiseul ; il n’eut que l’ambassade de Naples, ce qu’il ne pardonna jamais à son rival, rancune déplorable qui éclata malheureusement après dans l’affaire du collier, premier degré de l’échafaud où les monstres qui vingt ans plus tard déchiraient la France ont osé faire monter une reine.

Mais cet horrible avenir se dérobait dans un obscur et mystérieux lointain ; la victime déjà parée était encore dans tout l’éclat de la puissance et de la beauté, et c’est à la cour de sa royale mère que se rendait l’ambassadeur avec un train d’une magnificence qui ne devait pas mettre un terme à de fâcheux embarras d’argent Il prit au contraire le soin de les aggraver, et de justifier ainsi le choix du duc d’Aiguillon. Toutefois il trompa l’attente de son ministre par une perspicacité dont on ne saurait faire honneur au futur cardinal de Rohan, mais qui prouve qu’à cette époque du moins, le nouveau diplomate avait bien placé sa confiance. Après deux mois de séjour à Vienne, il démêla les artifices de cette cour, et au lieu de tenir le ministère français dans une ignorance stupide, ainsi que M. d’Aiguillon est parvenu à le faire croire depuis, il l’avertit de tout ce qui se préparait à Berlin, à Vienne et à Pétersbourg.

Au moment de livrer la Pologne au roi de Prusse et de s’indemniser par une partie des dépouilles de la république, Catherine II songea à sauver son intégralité : non qu’elle eût pitié de son malheur, elle en était assurément peu préoccupée, et les insultes dont les manifestes des confédérés avaient été remplis contre sa personne et contre son empire la disposaient à la bienveillance ; mais la reprise d’Azof, jadis possédée et perdue par Pierre-le-Grand, la réparation des désastres du Pruth, un établissement sur la mer Noire, flattaient son orgueil et servaient ses intérêts beaucoup plus puissamment qu’un lambeau de république à disputer entre trois monarchies co-partageantes. Elle savait d’ailleurs que Marie-Thérèse éprouvait une répugnance réelle pour le démembrement de la Pologne, que le prince de Kaunitz était revenu de Neustadt plus humilié que satisfait, qu’en France une administration nouvelle ne pouvait avoir épousé les passions du ministre renversé, et que par conséquent il serait possible de s’entendre avec M. d’Aiguillon, précisément parce qu’on ne s’était pas entendu avec M. de Choiseul. Dans cette situation, Catherine, sans sa compromettre par une démarche formelle, se tourna indirectement vers la cour de Vienne et lui fit comprendre qu’elle ne serait pas éloignée d’admettre sous ses auspices l’adjonction de la France à la médiation touchant les affaires de la Pologne. C’était opposer un contre-poids aux projets de Frédéric sur le partage. M. de Kaunitz ne laissa pas ignorer cette ouverture