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vous le receviez, vous lui faisiez fête, vous aviez juré qu’il serait votre gendre.

— Pardieu ! ne voyais-je pas qu’il te plaisait, que tu l’aimais, que tu voulais l’épouser à tout prix ? Pour ne pas te contrarier, je feignais de le trouver charmant. Bien entendu, je n’allais pas jusqu’à suspecter sa moralité. Je me disais bien parfois : Le pèlerin en veut à mes écus ; je m’obstinais pourtant à le tenir pour un galant homme. Je me disais : Il n’est ni beau ni jeune ; j’enrageais tout bas de te sentir affolée de ce petit chafouin ; mais, après tout, c’étaient tes affaires, non les miennes. Hier, ce matin encore, je le défendais contre toi-même. Sa passion l’égare, me disais-je ; ce n’est qu’un dépit amoureux. Toutefois, comme il s’agissait de ton bonheur, j’ai pensé que la chose méritait réflexion. Je ne réfléchis pas souvent ; mais, quand je m’y mets, c’est pour tout de bon. Je me suis enfermé dans ma chambre ; après deux heures de recueillement et de méditation silencieuse, je reconnaissais que ton vicomte n’est qu’un saltimbanque et un chenapan.

— Vous allez voir, dit la jeune fille en riant de plus belle, que c’est moi maintenant qui vais être obligée de prendre son parti.

— Tu me persuaderas, n’est-ce pas, qu’il a refusé les faveurs de la cour ? Tu me feras croire qu’il s’est jeté dans l’eau pour sauver Melle de Chanteplure’? Allons donc ! s’il s’est montré aux Tuileries, je jurerais que le roi et les princes lui ont tourné le dos. Quant à Melle Fernande, je la soupçonne fort de n’avoir jamais existé. Ne me parle plus de ton Gaspard ; ne viens plus me corner aux oreilles que tu l’aimes, que tu l’adores, que tu n’épouseras que lui ! Il est temps que cette comédie finisse.

— Mais, mon père…

— Je ne veux rien entendre, je te défends de prononcer son nom en ma présence. Le malheureux ! avoir osé se jouer d’un homme tel que moi ! Quand je songe que ma fille a pu aimer ce jongleur, ce pasquin, tout le sang des Levrault se révolte et bouillonne indigné dans mes veines.

— Mais, mon père, de grâce…

— Point de grâce ! s’écria le grand fabricant. Je regrette que les travaux de l’industrie m’aient détourné du noble exercice des armes. Pour la première fois, je me plains à Dieu de n’être pas de race militaire. Nous autres grands industriels, nous sommes les maréchaux de la paix. Ah ! si Timoléon était là, il vengerait du même coup sa sœur et son père outragé. Qu’il vienne cependant, ce fils de preux, ce jeune et beau Gaspard, qu’il vienne affronter mon courroux ! Je lui dirai son fait ; après l’avoir démasqué, je lui jetterai son masque à la face. On ne sait pas ce que c’est qu’un Levrault offensé.

— Voici le vicomte ! dit Laure, qui, en soulevant le rideau de la