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haine et les malédictions du peuple. Vous êtes toujours allé au-devant de ses besoins ; en toute occasion, vous avez soulagé ses misères ; vous n’êtes pas de ces riches égoïstes, impitoyables, qui déclarent que personne ne meurt de faim, une fois qu’ils ont bien dîné. Cependant, vous le savez, dans les tempêtes révolutionnaires, trop souvent les innocens paient pour les coupables. Que deviendrez-vous, juste ciel ? Ah ! sans doute, je veillerai sur vous, sur votre fille. J’apaiserai la colère du lion déchaîné ; vous le verrez, docile à ma voix, venir, en rampant, vous lécher les pieds. Le peuple me connaît, il m’aime ; mais qui peut dire, qui peut prévoir où nous serons, vous et moi, pendant la tourmente ? Arriverai-je à temps pour vous faire un rempart de mon corps, pour détourner le coup mortel, pour vous emporter dans mes bras ? Croyez-moi, monsieur, ne comptez pas trop sur maître Jolibois ; au lieu de rechercher l’alliance d’un gentilhomme qui ne servirait qu’à vous désigner plus sûrement à la vengeance populaire, donnez votre fille à un républicain éprouvé qui protégera tout à la fois votre vie et votre fortune.

À la pensée de marier sa fille avec un républicain, M. Levrault partit d’un formidable éclat de rire et se tordit les flancs dans un accès de folle gaieté.

— Vous êtes fou, mon cher, dit-il enfin à Jolibois un peu déconcerté. Le peuple est content ; il ne veut plus de révolutions. Je m’étonne qu’un garçon d’esprit comme vous ait en politique des idées si fausses. Je vous conseille de vous abonner à mon journal.

Jolibois revint à l’assaut, mais vainement. M. Levrault ne comprenait rien ou paraissait ne rien comprendre. Toutes les insinuations de l’honnête républicain s’aplatirent sur l’intelligence du grand industriel, comme des balles sur la peau d’un éléphant. Le tabellion se retira la rage et la mort dans le cœur.

Au détour du sentier, à deux portées de fusil de la grille, Jolibois rencontra le vicomte. Gaspard s’était un peu attardé le long des haies, non pas à poursuivre des papillons, mais à fourbir ou à épousseter un certain nombre de phrases qu’il avait retrouvées dans les cendres de sa jeunesse, et à l’aide desquelles il comptait réduire le cœur récalcitrant de Melle  Levrault. Sûr désormais de ses effets, il venait de hâter le pas, quand Jolibois lui barra le chemin.

— Eh bien ! Jolibois ? demanda-t-il avec anxiété.

— Sonnez, clairons ; sonnez, trompettes ! s’écria le cavalier en brandissant sa cravache d’un air victorieux. Que tous les maçons de la Bretagne accourent à votre voix ! que vos tours humiliées s’élancent de leurs ruines ! que les pierres de votre château se relèvent au bruit des écus du grand industriel, comme autrefois les murs de Thèbes aux sons de la lyre d’Amphion ! qu’on rétablisse partout les armoiries