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sans nos soldats, sans le chef qui les commandait. Calme, impassible, le général Changarnier était à l’arrière-garde, enveloppé de son petit caban en laine blanche[1], point de mire de toutes les balles, donnant ses ordres avec un sang-froid, une netteté qui rassuraient les troupes et redoublaient leur ardeur.

Pour bien comprendre cette lutte terrible, il faut se rendre un compte exact du terrain. Cent pieds de large pour se battre, une terre de sable sillonnée par le lit du torrent, à droite et à gauche des escarpemens à pic, grisâtres et schisteux, garnis de pins maritimes, les pitons des montagnes se dressant comme des obélisques d’où plongeaient les balles : tel est le théâtre du combat. Que l’on se figure cette ravine, ces rochers, ces montagnes, couverts d’une multitude s’excitant de ses cris, s’enivrant de la poudre, ne connaissant plus le danger et se ruant sur une poignée d’hommes qui opposait le sang-froid de l’énergie et l’action toujours régulière de la discipline à cette fureur désordonnée. C’est que nos soldats ne cessèrent pas un moment d’être dignement commandés. Les officiers donnaient l’exemple ; le chef n’avait pas hésité une seconde, et il avait pris sur le champ son parti et entraîné ses troupes par sa décision. Le général voulait franchir le défilé, marcher vite en essayant de dépasser ces pitons séparés par des ravines inextricables, avant que la masse des Kabyles eût pu se porter de l’un à l’autre ; aussi n’occupait-on que les positions d’une absolue nécessité pour la sûreté de la colonne, et l’arrière-garde, si elle était serrée de trop près, se dégageait par des charges vigoureuses à la baïonnette.

Heureusement les tribus de l’est ne prenaient point part à la lutte, et l’on n’eut d’abord à se défendre que sur la droite. Toutefois la colonne n’avançait qu’avec peine, quand on arriva à l’un de ces passages qu’il était nécessaire d’occuper. Des escarpemens rocheux surplombaient le lit de la rivière en avant d’un marabout entouré de lentisques ; la compagnie de carabiniers des chasseurs d’Orléans fut chargée d’enlever ces rochers ; pleins d’ardeur, ils s’élancèrent, mais les pentes étaient affreuses, et huit jours de vivres sont une rude charge. Aussi M. Ricot, leur lieutenant, qui s’était jeté en avant sans s’inquiéter s’il était suivi, arriva le premier star le haut du plateau. Deux balles le frappent à la poitrine ; le lieutenant Martin et deux carabiniers se précipitent pour le dégager, ils tombent morts ; M. Rouffiat, le dernier officier qui reste, se jette en avant pour leur porter secours ; une blessure affreuse l’arrête ; la compagnie n’a plus d’officiers, plus de sergent-major ; une avalanche de balles s’abattait sur elle, sans guide, sans chef ; les carabiniers furent ramenés, emportant avec peine M. Martin, qui vivait encore.

  1. En Afrique, pendant la chaleur, on porte souvent ces petits cabans, afin de se préserver de l’ardeur du soleil.