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je serai maître, absolu de mon travail. — Non, répond M. Proudhon ; au moyen de ma banque d’échange, tous les moyens de consolidation de ton travail t’échappent. Une perpétuelle mobilité succédera à la stabilité ancienne, à la propriété et au capital. Ton travail fuira loin de toi aussitôt que tu l’auras produit.

La société deviendra fluide, mobile, tout sera soumis aux lois de la circulation. Ainsi donc l’activité de l’homme s’use dans le néant, ainsi donc le temps lui-même lui échappe ; non-seulement la perpétuité, mais la durée même lui est refusée. Son intelligence n’a pas d’issue, l’essor de son initiative retombe à chaque instant, ses espérances ne seront jamais exaucées, son activité n’a pas de résultat, les facultés ne lui servent qu’à comprendre qu’il ne peut s’en servir. Cette prétendue liberté n’est qu’une indigne moquerie, qu’un persiflage ou que la plus matérialiste des chimères. Avions-nous tort de dire que le monde rêvé par M. Proudhon n’était autre que le monde des atomes. Les faits gouvernent dans la société de M. Proudhon ; ce sont eux qui forment la société, comme les atomes ronds et crochus réunis par les combinaisons du hasard avaient formé le monde d’après la théorie de Démocrite ou comme d’après les naturalistes, la réunion d’insectes sans nombre a fourni la première couche et comme jeté les fondemens de plusieurs îles de l’Océanie. Aucun n’a une valeur supérieure à son voisin ; tous sont parfaitement égaux, l’un est grand, l’autre est petit ; l’un est rond, l’autre crochu, voilà tout. C’est une société, ou plutôt un assemblage d’atomes tourbillonnant dans le chaos, poussés éternellement par les vents de l’abîme et condamnés à errer sans pouvoir prendre forme ni croissance. On dirait des germes qui ne peuvent trouver de terre pour se développer, pour produire leurs fleurs et leurs tiges. Si l’on essayait d’appliquer la théorie de M. Proudhon, il n’y a qu’un mot qui pourrait rendre cette étrange expérience, l’avortement du chaos et l’impuissance du néant.

Vraiment, grand mystificateur, pourquoi donc annoncer avec tant d’éclat le règne du néant et l’empire prochain de la mort ? Vous êtes le théoricien du néant. Pourquoi donc raillez-vous si haut ce pauvre monde des rêves, lorsque vous n’avez, pour le remplacer, qu’un monde d’atomes tourbillonnant dans le vide ? Lorsque vous affirmer la vérité de votre théorie de l’anarchie et de votre banque d’échange, c’est à peu près comme si vous disiez que les fleuves sont aussi solides que leurs rives, et leurs rives aussi fluides que leurs flots. N’êtes-vous pas alors en proie à quelque hallucination de la pensée, à quelque éblouissement de l’orgueil ? Cessez de railler les visions de ces pauvres confrères. Eux au moins, ils bâtissent des rêves dans des oasis fantastiques, des palais dans des mirages ; mais vous, vous appartenez encore bien