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Hier elle était si humble au pied de ce gibet ; aujourd’hui elle est arrogante comme si elle avait déjà vécu plusieurs lunes, et elle en est seulement à son premier quartier. Ce qui, dans le monde démonologique distingue généralement la mandragore, c’est une impertinence sans égale et un esprit malfaisant qui dépasse toute imagination. Nous en avons beaucoup connu pour notre part. Dans les temps de révolution, les mandragores pullulent ; une seule nuit fait éclore plus de ces précieuses plantes que mille années de tranquillité et de calme. Elles ont le don singulier de se créer des sympathies parmi les hommes, et la chose n’est pas difficile, comme vous allez voir. Ainsi, les mandragores ont la puissance de découvrir ou de créer des monceaux d’or qu’elles peuvent distribuer aux hommes, les légendes sont toutes expresses sur ce point, et si nous en invoquons ici le témoignage, c’est afin que vous soyez bien convaincus que ce sont des mandragores que nous avons connues dans les dernières années. Les mandragores de 1848 nous ont même promis bien plus que des monceaux d’or ; elles ont promis aux hommes qu’ils deviendraient dieux s’ils les adoraient, elles, simples mandragores ; elles leur ont promis le bonheur. Vous voyez bien, encore une fois, que nos révolutionnaires d’il y a deux ans étaient de véritables mandragores.

Les mandragores ont encore d’autres caractères. Ce sont de simples racines, et cependant, en les soumettant à certaines opérations magiques, en les débarbouillant et en les peignant quelque peu, on en fait de petits hommes laids et repoussans, il est vrai, mais qui peuvent, après tout, devenir députés, ministres, journalistes, chefs de parti, généraux et préfets. Au moyen de quelques formules magiques, on invente ainsi un homme. Nous avons vu faire de ces expériences ; il n’y a jamais eu un aussi grand nombre de ces plantes qui soient parvenues à ces hautes fonctions que dans notre temps. On leur met deux grains de mil en guise d’yeux, afin de laisser soupçonner qu’elles peuvent voir clair, une écharpe autour du corps, un portefeuille sous le bras. La seule chose qu’on ne puisse leur donner, c’est la parole ; le mutisme est un des caractères de ces sortes d’esprits.

Une danse de sabbat peut-elle se passer de Méphistophélès ? Non sans doute, et ce serait une idée heureuse que de chercher à rendre la physionomie et le langage réel du diable en 1849. Il a toujours le pied fourchu d’autrefois ; il y a trois jours à peine, on pouvait l’apercevoir à travers les déchirures de ses bottes, aujourd’hui il le dissimule sous d’élégantes bottes vernies. Il a échangé la plume rouge contre une cocarde rouge. Il n’est plus sceptique, voltairien, non ; c’est un fervent révolutionnaire : il croit aux droits de l’homme, au suffrage universel, à l’égale répartition des produits ; ce n’est plus le diable charmant de Goethe, il est même un peu sot, il débite quelquefois des lieux communs.