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la boue révolutionnaire à pleines pelletées. On essaie en vain d’assainir la société, de la débarrasser de ses immondices. Vains efforts ! la pluie et le brouillard entretiennent perpétuellement la boue de nos villes et de nos chemins ; il y’a partout comme un frisson glacial semblable à ceux qu’on éprouve pendant les premiers jours de l’hiver ; es hommes sont petits, les paroles ternes, les discours sans éclat, les livres sans ame, les débats sans passion réelle. Moralement, on peut dire qu’il fait un temps humide et froid. Combien durera cet hiver ? de quel printemps sera-t-il suivi ? Nous ne le savons pas ; mais, en comparant les deux révolutions, nous nous souvenons des paroles de Shakspeare déplorant les infortunes de la reine dans Richard II. « Elle vint ici parée comme le doux mai orné de fleurs, et maintenant elle s’en retourne pareille à la Toussaint, ou le jour luit à peine »

Faut-il s’étonner, après tout, de cet aspect morne de la révolution de février ? Ces brumes tristes, cette atmosphère sombre, sont l’atmosphère naturelle, l’air ambiant du monde des fantômes. C’est dans ce milieu froid et gris qu’ils errent d’habitude. Nous avons vu le paysage, voyons les acteurs eux-mêmes, les spectres.


II

Il faudrait combiner, pour peindre les événemens dont l’Europe est le théâtre depuis deux ans, les talens si divers, mais à la fois si réels et si fantasques, de John Martinn, de Rembrandt et de Goya. Martinn pourrait peindre et reproduire le spectacle extérieur, les gigantesques barricades s’élevant comme des Babels pour escalader la société, les palais en ruine, les théâtre et les places publiques encombrés et frémissans, le déluge des masses humaines se précipitant dans les demeures royales abandonnées, le tumulte, le bruit, le craquement et les écroulemens des nations, la frayeur des peuples et les châtimens de Dieu. Rembrandt pourrait peindre tout le côté moral de ces désordres. Dans ces caves obscures, dans ces sombres intérieurs, voyez-vous ce sorcier qui évoque les esprits, cet avare qui pèse son or, ce docteur qui étudie avec trop d’ardeur les livres défendus ? Ce sont eux, les génies de la destruction, du mal et de l’égoïsme, qui d’ici et à l’abri dans ce monde souterrain, dirigent les terribles événemens que Martinn a peints. Les voyez-vous, ces personnages, dans cette lumière qui ne sert qu’à montrer combien les ténèbres leur sont chères ? Ces ténèbres si profondes semblent faciliter la méditation du mal, et ce rayon égaré implore, ce semble, d’éclairer les tristes réduits où se fabriquent les philtres de la destruction et de la folie. Ce rayon est comme une divine aurore que repousse la vieille nuit, l’épouse du néant. Le monde des ténèbres s’étend autour du monde moral et dicte ses résolutions à ce