Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 4.djvu/1027

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Je t’écoute de toutes mes oreilles.

— Ici, toutes les paroles portent coup. Suivez-moi bien. Tous les cinq ans, toutes les professions sont tirées au sort. L’obligation de prendre part au tirage commence à l’âge de vingt ans, car tout homme de vingt ans est propre à tout. Personne n’aura le droit de se plaindre de son lot, puisque le sort tracera les devoirs de chacun, et que le tirage suivant offrira à tous les citoyens une légitime compensation. Comme il faut absolument que tous les hommes aient la même taille, le même embonpoint, tous les cinq ans, avant de procéder à un nouveau tirage, tous les citoyens seront exactement pesés ; tous ceux qui seront au-dessous du poids déterminé comme idéal de force et de santé seront admis à ne tirer au sort que les professions qui n’imposent qu’une fatigue légère ; tous ceux qui seront au-dessus du poids légal seront obligés de tirer au sort les professions fatigantes. On arrivera ainsi à corriger peu à peu l’inégalité de force et d’embonpoint. Une nourriture pareille, une éducation uniforme, l’exercice varié de toutes les professions, établiront entre tous l’identité de caractère, l’égalité absolue d’intelligence. Qu’on poursuive courageusement l’application de mon système, et, avant deux siècles révolus, il n’y aura plus au monde qu’un homme et une femme.

M. Levrault croyait rêver. Malgré les doutes qu’il conservait encore à l’égard de la vérité sociale, il eût été trop heureux de se débarrasser de Timoléon en lui comptant cent mille écus ; mais où prendre cent mille écus ? C’était la valeur de son hôtel, dont les deux tiers restaient à payer. Ses frais d’installation à la Trélade et rue de Varennes avaient écorné son capital. La meilleure partie de son avoir était engagée dans une maison de banque et le reste dans les fonds publics. Dévoré d’inquiétude, il allait chaque jour à la Bourse et revenait chaque jour plus consterné. Il gardait pour lui seul les soucis qui le rongeaient. La maison de banque où il avait engagé un million comme commanditaire était déjà compromise par de nombreux sinistres. La rente était descendue à cinquante et menaçait de fléchir encore. Dans son effroi, M. Levrault perdit la tête et vendit à ce taux désastreux vingt-cinq mille livres de rente. Le lendemain, la rente remontait. Il racheta dans l’espérance que la hausse continuerait ; le lendemain, la rente fléchit de nouveau. M. Levrault s’acharna dans ses spéculations et se trouva bientôt sur le bord de l’abîme. Enfin il recevait des nouvelles alarmantes sur la maison d’Elbeuf où il avait placé la dot de sa fille. Que de tribulations, sans parler de la tête de Charlemagne !

Un jour, avant l’heure du dîner, la marquise, enfoncée dans une bergère, contemplait d’un œil rêveur l’ameublement du salon et passait en revue toutes les richesses qui l’entouraient. Après tout, se disait-elle, la république aura bientôt fait son temps ; le comte de Cham-