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premiers jours, une des plaies les plus hideuses de notre misérable société, l’exploitation de l’homme par l’homme. Là, comme à l’école, le travail, c’est-à-dire la stupide servitude de l’homme réduit à la condition de machine, était récompensé par un salaire corrupteur ; l’oisiveté, c’est-à-dire l’exercice constant du libre arbitre, était flétrie du nom de paresse, et condamnait à la pauvreté l’ouvrier passionné pour la réflexion. Chaque matin, un maître, sans respect pour la dignité humaine, nous distribuait notre tâche, nous attelait au travail comme les bœufs à la charrue. Je compris bientôt que l’atelier dégrade en nous les plus hautes facultés. Comme je méditais sur le problème du travail et du loisir, ou, pour parler en termes plus vrais, de la servitude et de la liberté, un grand événement me montra ma véritable mission. En faisant le coup de feu sur les barricades de juillet, je me sentis appelé à guider, à régénérer l’humanité. J’avais quinze ans à peine, mais on vieillit vite à l’école de l’oppression. Nous venions de mettre en fuite les satellites étrangers soldés par la tyrannie ; j’entrai le premier au Louvre.

La marquise indignée voulait se lever et quitter la place ; le chant des Girondins qui retentissait au dehors la cloua sur son fauteuil.

Solon continua :

— En parcourant les salles dorées de ce palais, qui a vu tant d’ignobles intrigues, je sentis redoubler en moi ma haine contre la richesse, mon amour pour l’égalité ; je sentis que j’étais choisi par la Providence pour ruiner sans retour, pour renverser à jamais l’aristocratie et la bourgeoisie, aussi bien que la royauté. Fidèle à cette conviction, depuis dix-huit ans, j’ai pris part à tous les coups de main, à toutes les insurrections. Mon père adoptif, qui ne comprenait pas la sublimité de ma mission, s’oublia jusqu’à m’adresser quelques remontrances : je lui tournai le dos. Au lieu de flétrir mon intelligence dans un travail servile et mercenaire, comme tant d’autres de mes frères dont les yeux ne sont pas encore éclairés par la vérité sociale, j’ai grandi dans cette vie indépendante, que les bourgeois idiots appellent fainéantise, et que j’appelle apostolat. Tandis que mes frères, plongés dans les ténèbres de l’ignorance, gagnaient, à la sueur de leur front, le pain de chaque jour, nourrissaient leurs femmes, leurs enfans, et, follement préoccupés de l’avenir qui n’appartient qu’à Dieu, se condamnaient à l’épargne, moi, je m’asseyais à leur table, et je payais largement mon écot en leur distribuant le pain de la vérité. Affilié aux sociétés secrètes, aux ventes de la charbonnerie, j’ai miné la monarchie et préparé le grand jour de février.

— Enfin, dit M. Levrault en se frottant les mains, vous voilà content, vous avez conquis la république ; l’heure du repos a sonné pour vous.

— Que parlez-vous de repos ? Il n’y a pas de repos pour moi. Ce