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les tribunaux n’ont rien à voir dans ce que j’ai une fois résolu. Ainsi, je vous le répète, mon cher monsieur Levrault, vous et les vôtres, tenez-vous bien. Vous connaissez depuis long-temps mes principes inflexibles ; malgré l’amitié qui nous unit, je ne trahirai pas mon devoir.

— Vos principes sont les miens, Jolibois. Les dernières fautes de la monarchie ont achevé de dessiller mes yeux. Que vous êtes heureux de servir la république ! Quelle gloire pour vous ! combien je vous porte envie !

— Il vous fallait pour gendre un marquis ; vous n’avez pas voulu d’un patriote éprouvé. Vous recueillez ce que vous avez semé. Ne vous plaignez pas ; réjouissez-vous plutôt d’avoir encore la tête sur les épaules. Le peuple est généreux, mais il a ses mauvais quarts d’heure ; n’abusez pas de sa patience. Au reste, mon cher monsieur Levrault, vous avez en moi un ami dévoué. Je pars dans deux jours ; si je puis vous être bon à quelque chose, venez me voir, voici mon adresse.

Là-dessus, Jolibois prit congé, et M. Levrault regagna son hôtel, le cœur navré, l’esprit en proie à d’amères réflexions. Les deux gendres qu’il avait refusés étaient nantis ; le gendre qu’il avait choisi, loin de pouvoir servir son ambition, n’était pour lui qu’un obstacle. Le soir venu, en présence de la marquise, de Gaston et de Laure, il exhala librement sa mauvaise humeur.

— Eh bien ! disait-il en se promenant dans son salon comme un ours mal léché, ce Gaspard de Montflanquin, que vous traitiez comme un homme de rien, je l’ai rencontré aujourd’hui ; le voilà en passe d’arriver à tout. Dans un an, peut-être, nous le verrons ambassadeur à Londres ou à Vienne. Pour son début, il est nommé consul-général de France en Océanie. Et Jolibois, que vous traitiez de sans-culotte, Jolibois, à qui j’ai fermé ma porte par une lâche condescendance, Jolibois est commissaire-général de la république dans l’Ouest. C’est un franc patriote ; je le savais bien, et je l’aimais. Vous m’avez brouillé avec lui, et maintenant, si nous retournons en Bretagne, notre liberté, notre vie, sont à sa merci. Ses pouvoirs sont illimités, son autorité absolue. Il dispose en dictateur de l’armée, de la magistrature ; il est la loi vivante.

— Vraiment, répliqua la marquise, si le vicomte de Montflanquin est nommé consul-général, le gouvernement nouveau a fait là un beau choix : qu’il reçoive mes sincères complimens.

— Que le choix soit bon ou mauvais, le citoyen Monflanquin n’en est pas moins consul-général ; cela vaut encore mieux que de se croiser les bras.

— Vous vous trompez, monsieur, reprit Gaston. Il vaut mieux se croiser les bras que de se ruer à la curée des places ; mieux vaut garder sa loyauté en se condamnant à l’inaction que d’acheter, au prix d’une