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SACS ET PARCHEMINS.

l’œil qu’un éparpillement de fermes isolées, ralliées autour d’un clocher rustique. En ce moment, la vallée était déserte ; le château lui-même semblait inhabité. Rien ne trahissait la vie à l’intérieur : pas un bruit, pas un mouvement, pas un filet de fumée bleuâtre s’élevant en spirale au-dessus du toit. Par la porte ouverte à deux battans, on pouvait voir l’herbe pousser en paix entre les pavés de la cour et jusque sur les marches disjointes du perron. Si cette demeure n’était pas vouée à un abandon définitif, elle devait appartenir à l’une des familles absentes dont le vicomte avait parlé ; mais, encore une fois, pourquoi donc le vicomte avait-il dénoncé comme dangereux, coupé de fondrières et aboutissant à des marécages, un sentier inoffensif, tapissé d’une herbe fine et drue, et qui conduisait sans encombre les gens dans ce joli vallon, au pied de ce manoir solitaire ? Pourquoi le nom de La Rochelandier n’était-il jamais sorti de sa bouche ? Tout en faisant ces réflexions, Mlle Levrault ne pouvait s’empêcher de comparer la physionomie piteuse du petit castel de Montflanquin à la mine haute et fière de cette habitation féodale. Autant eût valu comparer une taupinière avec un nid d’aigle.

Laure était descendue de cheval, et, relevant sa jupe d’amazone, avait hasardé quelques pas dans la cour pour examiner de plus près l’écusson sculpté au-dessus de la porte. Le spectacle des créneaux et des tours avait suffi pour la distraire de la contemplation de la nature ; la vue d’une pierre armoriée venait d’effacer à ses yeux toute la poésie des landes et des prés. Elle allait se retirer, quand une dame du plus grand air parut sous le vestibule et s’avança sur le perron. Le premier mouvement de Laure fut de s’enfuir ; mais la noble châtelaine ne lui en laissa pas le temps.

— J’espère, mademoiselle, dit-elle avec un aimable sourire, que ce n’est pas ma présence qui vous fait peur. Je ne me pardonnerais de ma vie d’avoir effarouché tant de jeunesse, de grâce et de beauté.

— Madame, balbutia Laure plus rouge que la fleur du grenadier, excusez mon indiscrétion ; j’avais tout lieu de croire que ce château était inhabité.

— Eh bien ! mademoiselle, vous voilà punie de votre étourderie, car vous êtes ma prisonnière. Vous ne refuserez pas de vous reposer un instant chez la marquise de La Rochelandier.

Et la marquise tendait sa belle main blanche à la jeune fille pour l’inviter à franchir les degrés du perron.

Mlle Levrault ne s’était jamais vue à pareille fête ; sans se faire prier davantage, elle prit la main de la marquise, qui l’introduisit dans un vaste salon où ne respirait pas l’opulence, mais où l’on retrouvait encore les vestiges d’une splendeur évanouie. Tous les dessus de porte représentaient des fêtes galantes à la manière de Watteau, de Lancret