Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/966

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses mains la main de miss Jane. Son amour pour cette créature était devenu semblable à une tendresse d’enfant pour sa mère. Quand sa maîtresse s’éloignait, il se mettait à pleurer. Sa respiration cessait d’être oppressée, son regard prenait un peu de calme, alors seulement qu’elle appuyait sa bouche sur son front.

Comme presque tous les malades (c’était là ce qui augmentait encore son besoin d’une présence chérie), il avait pris en haine tous les autres visages que celui de miss Jane. Un être surtout lui inspirait un sentiment de répugnance : c’était le médecin qui le soignait. Ce médecin était un Français ayant dans l’extérieur et dans l’esprit cette espèce d’agrémens vulgaires qui appartient à une certaine classe de notre nation. C’était une sorte de beau dont l’amabilité familière, bavard et présomptueuse froissait l’ame haute, silencieuse et discrète de Colbridge. Rien n’irritait William comme la façon dont le docteur l’appelait son cher malade et disait « belle dame » à miss Jane.

Du reste, M. Julien (c’était le nom du médecin) montrait au blessé un grand dévouement. Il venait renouveler les pansemens plusieurs fois par jour, et quelquefois il lui arrivait, quand le soir amenait chez le malade une fièvre trop forte, de passer la nuit.

Presque toujours, vers onze heures, William s’endormait donnant la main à miss Jane, et d’habitude il ne se réveillait qu’au bout de deux heures. Un soir il s’endormit comme à son ordinaire, mais il ne goûta qu’une demi-heure de sommeil. Il ne vit pas auprès de lui la figure de miss Jane. Il avait une fièvre violente, et il était dans cet état fatigant entre la vie réelle et la vie du songe qui se prolonge long-temps pour les malades aux heures des réveils nocturnes. Il désirait passionnément entendre la voix et contempler les traits de sa maîtresse. La chambre où couchait miss Jane tenait à la sienne. La porte en restait habituellement ouverte. Ce soir-là, cette porte était fermée. William voulut appeler, mais aucun son ne vint à sa bouche. Une émotion étrange, dont il ignorait la cause, étouffait sa voix au gosier. Alors il entreprit de se lever et se dirigea vers la chambre à coucher de miss Jane. Il arriva d’un pas silencieux jusqu’à cette porte qu’il était irrité de voir fermée ; il l’ouvrit, et il vit quelque chose de répugnant, de terrible, d’odieux : miss Jane était entre les bras de son médecin.

Colbridge tomba inanimé sur le parquet. Il eut pendant une semaine la fièvre et le délire ; miss Jane avait essayé de se présenter devant lui, mais sa présence avait produit sur le malade un effet tel que force lui avait été de s’éloigner. Cependant, comme on ne meurt jamais de ce qui devrait vous tuer, William se rétablit, et un jour qu’il était assis dans un grand fauteuil au soleil, sur un balcon où mainte fois il était venu avec sa maîtresse jouir de Venise et de i’amour, il eut le sentiment