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qui cependant, je dois le dire, s’exprimait avec beaucoup de convenance sur vous. Je lui ai parlé en termes vifs qui ont amené la rencontre d’hier. Encore si c’était seulement pour des gens comme Norforth que vous fussiez trompé ! Norforth est un sot, mais enfin c’est un homme de notre monde ; miss Jane vous unit, sans que vous le sachiez, à ce qu’il y a de plus bas dans le caractère et de plus infime par la condition. En ce moment, vous seul peut-être ignorez qu’elle a pour amant Mady le danseur. Cela me coûte, Colbridge, de venir vous faire supporter, je le sais bien, la plus douloureuse opération qu’un homme puisse subir ; c’est une partie de votre ame dont il faut vous séparer, car malheureusement le mal est en votre ame.

William, depuis l’instant où Scander lui avait raconté l’histoire de Norforth était tombé dans un véritable état de stupeur. Ses yeux brûlans et sans larmes ne réfléchissaient aucune pensée. Quand il entendit prononcer le nom de Mady, un souvenir se présenta sur-le-champ à son esprit. Il se rappela avec quelle insistance miss Jane l’avait prié de ne pas venir la voir dans la matinée, pour qu’elle pût se livrer sans distraction aucune à l’étude d’un nouveau rôle. Il se leva, ne dit pas un mot, ne jeta même pas un regard au colonel, et courut à la demeure de sa maîtresse. Sans s’arrêter aux paroles suppliantes et aux airs effarés, de la femme de chambre, il traversa comme un fou cet appartement dont chaque pièce avait renfermé, pour lui, des scènes de bonheur ; et il arriva jusqu’à la chambre à coucher de miss Jane. Sur ce sofa où il avait échangé avec elle ces regards, ces paroles, ces caresses qui ne la livraient pas à lui, tandis qu’ils le livraient à elle tout entier et pour toujours, il la trouva suspendue au cou du danseur Mady.

Il s’enfuit ; quand il fut hors de cette demeure maudite, il ne savait pas s’il marchait dans le jour ou dans les ténèbres. L’astre qui l’éclairait était tombé du ciel. Il crut qu’il devenait fou et s’en réjouit. Il désirait voir sa tête ou le monde se briser. Au moment où ses pieds chancelans allaient le trahir et le jeter comme un homme ivre sur le pavé, il tomba entre les bras du colonel Scander, qui l’avait suivi.

Le marquis de Colbridge partit pour la France. Il s’établit dans la ville la plus mélancolique qui existe en ce monde, à Versailles On disait de lui : C’est un Anglais immensément riche, atteint du spleen. La maladie de William était cent fois plus cruelle que le spleen, car souvent des douleurs aigues succédaient pour lui à un état habituel de langueur. L’amour, quand on aime vraiment, attache tellement à tous les objets une idée mystérieuse et enchantée, qu’après les grandes douleurs amoureuses il n’est rien où l’on ne trouve un souvenir meurtrier. Les tableaux, les arbres et les livres faisaient souffrir William. Il vivait parce qu’il avait perdu ce degré d’énergie auquel on se tue.