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même la candeur. Quand elle prenait le regard dOphélie, elle vous faisait respirer des fleurs d’oranger, elle rendait virginale l’ame de ce pauvre Peter Croogh ; puis, un instant après, le dard du serpent sortait de ses yeux bleus à reflets d’or. Eh bien ! ils étaient là deux vieux fous à aimer cette mystérieuse et malicieuse créature, le comédien Nipp et Peler Croogh.

Saules et buissons, cachez-nous les mains blanches, lorsqu’elles s’unissent aux pattes de bouc ! On prétend que ce vieux Nipp… j’en serais indigné, mais je n’en sais rien ; ce que je sais, c’est que Peter Croogh, étant encore beaucoup plus amoureux que le comédien, fut, à coup sûr, beaucoup plus maltraité. Le brave homme, au lieu d’un joli chat dont la délicate fourrure et les caresses mignardes auraient réjoui ses vieilles années, avait nourri un tigre qui lui dévorait le cœur. Si elle avait eu le moindre besoin d’enflammer Peter Croogh, cette mauvaise beauté, elle se fût jetée à son cou ; que lui importait ? De qui recueillait ses caresses, elle ne se souciait guère plus que le prodigue de qui recueille son or ; mais Peter Croogh était bien assez enflammé. En lui refusant toute faveur, elle ne le détachait point d’elle, et elle le faisait souffrir. La cruauté a toujours été le goût dominant de ce tyran aux cheveux d’or, comme Néron qu’on appelle, miss Jane ; car on a certainement deviné que je parle de miss Jane.

Quoi qu’il en soit, Croogh était plus épris que jamais de sa protégée, et plus que jamais il était loin d’elle. Depuis que la belle avait eu cet immense succès dont le bruit franchit la Tamise, depuis qu’elle était entrée dans les pays lumineux de la fortune et de la gloire, c’était à peine si elle reconnaissait son vieil amoureux. Elle avait par excellence la nature ingrate et oublieuse, et puis le fait est que ce malheureux Croogh était d’un aspect chaque jour plus fâcheux. La mélancolie est si importune et si triste dans des yeux éraillés ! L’affection silencieuse et plaintive du bonhomme, au lieu de toucher miss Jane, l’ennuyait, et cette affection-là pourtant était encore, après tout, le seul titre du pauvre diable à être reçu chez la comédienne ; car, dans ce monde étincelant que voient se créer autour d’eux le talent et la beauté, au milieu des hommes jeunes, bien faits, spirituels, nobles, riches, que pouvait apporter Peter Croogh, si ce n’est son amour, et qui n’était pas amoureux de miss Jane ?

Enfin, Croogh était cependant toléré quelquefois. Quand il allait voir l’actrice en sa loge après quelques grands succès, à ces heures où, avec une munificence royale, les souveraines de théâtre accordent à tout le monde la vue de leur visage triomphant, Peter était admis avec la foule. Il attendait humblement son tour dans le baisemain, et il lui arrivait de temps en temps, en effleurant de ses lèvres des doigts qui se retiraient précipitamment, d’obtenir un regard ou un mot.