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heures, en sortant de certaines réunions convenables, dîners d’appart, soirées domestiques, des hurrahs si triomphans. Il s’était trouvé à la porte d’une taverne, il avait regardé à la vitre, l’aspect des buveurs l’avait séduit, et il était entré.

Un homme s’approcha de lui au moment où il s’asseyait devant un pot de bière. William reconnut dans cet homme M. Peler Croogh, le propriétaire de la maison qu’il habitait. Peter Croogh était une de ces créatures humaines qui ont de grandes chances pour parvenir à quatre-vingts ans, parce qu’elles n’ont aucune raison pour exister. Il avait près de cinquante ans alors ; il avait eu ce qu’on nomme une figure agréable ; mais aucune expression généreuse ou élevée ne se peinait sur ses traits, d’où tout charme s’était retiré. Peter Croogh avait mené une vie de plaisir, mais de plaisir sans audace et sans grandeur. Jamais la fortune, qu’il avait toujours poursuivie sans hardiesse, ne lui avait donné assez d’or pour figurer dans les fêtes royales de la volupté. Il avait gagné à diriger tour à tour des théâtres et des journaux qui faisaient faillite quelque argent vite et sottement dépensé. Maintenant il ne lui restait plus rien que la maison où demeurait William, vieille maison sise en un quartier désert, une santé ruinée et un cœur plus ruiné encore. Dans ce cœur, cependant, fleurissait le sentiment jeune et vivace par excellence : Peter Croogh était amoureux. Il y avait de cela quatre ans, une pauvre famille était venue loger sous le toit de sa maison, dans une chambre où avaient peine à tenir une paillasse et un fourneau. Cette famille se composait d’un homme qui avait été boxeur, plus contrebandier, et qui enfin s’était fait vendeur de contre-marques à la porte de Covent-Garden, d’une de ces horribles et douloureuses créatures perdues de souffrances et de misère que nous appelons des femmes, et qui pourtant n’ont plus de sexe, enfin d’une jeune fille de quatorze ans, belle sous ses haillons comme la filleule d’une fée. Peter Croogh regardait cette jeune fille avec plaisir, quand il la rencontrait dans l’escalier. Un jour, il lui parla, et f ut frappé du son harmonieux et doux de sa voix. Il se demanda, en s’établissant dans son fauteuil à l’heure où il fumait sa pipe, ce qu’on pourrait faire de cette enfant-là, et, comme il avait été directeur de théâtre, il pensa tout naturellement qu’on pourrait en faire une actrice. Au bout de quelques jours, il avait mis la petite en pension chez un vieux comédien de ses amis, M. Nipp. Quelle vie avait menée la protégée de Peter Croogh avant son entrée chez M. Nipp, c’est un de ces mystères que pourraient nous expliquer ceux-là qui se sont faits récemment les Colomb de ce monde formidable, si long-temps oublié, de l’indigence et du vice. Le fait est que l’élève de M. Nipp semblait n’avoir jamais connu ce séjour que nous avons tous fait plus ou moins long dans le jardin de l’innocence. Chose effrayante, aucun sentiment ne l’étonnait,