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ses regards, de ses sourires, de ses mouvemens. Les femmes la regardaient avec un intérêt curieux et jaloux. Je n’ai pas besoin de dire comment la regardaient les hommes.

J’en remarquai un dont je vois encore l’œil fixé sur la scène, avec une expression étrange de tristesse et d’ardeur : c’était le marquis William de Colbridge. À côté de lord Colbridge était sa femme, miss Mary Claforth, la plus noble, la plus honnête et la plus jolie fille de l’Ecosse. Lady Colbridge avait toute la pureté des lacs et des neiges ; mais elle avait aussi, il faut bien le dire, quelque chose de leur froideur. La pureté a souvent le malheur de s’unir avec le froid. On sentait qu’aucune passion n’avait traversé le regard limpide qui éclairait le teint reposé et uni de la marquise. Cependant lady Colbridge, ce soir-là regardait son mari avec une sorte d’inquiétude. Elle trouvait qu’il sortait au spectacle un intérêt bien vif pour un intérêt littéraire. Il va sans dire que Mary Claforth ne savait point la vie qu’avait menée William avant de l’épouser ; si elle l’avait sue !… On prétend que l’été dernier, lord B…, qui suit encore assez lestement le chemin des bonnes fortunes, quoique fort près de ses quarante ans, la lui a raconté. Nous allons la dire, nous, telle que nous la savons déjà depuis long-temps.

Lord Colbridge, à l’époque où il vit miss Jane pour la première fois, s’appelait sir William Simpton. Il ne pensait guère avoir la fortune et le titre dont il est maintenant possesseur. Son père, le colonel Simpton, était un cadet de famille qui avait fait toutes les folies classiques, y compris le mariage d’amour. Il avait laissé une femme et trois enfans à peu près sans autre héritage que son nom, c’est-à-dire le nom d’un des hommes les plus braves, mais les plus écervelés de la Grande-Bretagne. William et ses deux sœurs avaient un oncle fort riche, Henry Simpton, marquis de Colbridge, mais cet oncle était l’ennemi de leur mère, et n’avait jamais été l’ami de leur père. De plus, il avait deux fils : c’était là un oncle dont on ne parlait même pas. Il se trouva que William Simpton avait un talent. Le talent est une aumône que le ciel met quelquefois dans la besace des pauvres gens. William Simpton était sculpteur. Il y a eu des artistes gentilshommes, témoin le chevalier Van Dyck. Silr William fit en bronze et en marbre des figures qui avaient une grande élégance. On les lui payait un assez bon prix touchait d’un cœur humilié, mais fort résigné cependant.

Le fait est qu’à vingt-cinq ans William n’était pas trop malheureux ; il ne songeait guère à se brûler la cervelle que deux ou trois fois par semaine, ce qui indiquait, il y a encore quelques années, une situation d’esprit assez satisfaisante chez des jeunes gens nourris du désespoir de Werther, du vaste ennui de René et des tristesses de Child-Harold. Il avait le bonheur d’avoir une condition qui, sans être bien originale,