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LE SOCIALISME ET LES SOCIALISTES EN PROVINCE.

terres des riches. Vous voyez quelle épouvantable résistance rencontreront les socialistes lorsqu’ils essaieront d’établir leurs théories parmi les paysans.

Enfin, ils ont fait entendre aux populations rurales qu’elles ne paieraient plus d’impôt Cela leur fait d’autant plus de plaisir, que, sous prétexte de les dégrever, la république les a grevés encore davantage. Or, l’état est l’ennemi naturel du paysan. Depuis qu’ils ne voient plus à côté d’eux le gouvernement sous la forme concrète du seigneur, du curé et du bailli, ils ne savent plus très bien ce que c’est que le gouvernement. Ils ne comprennent pas le gouvernement parlementaire à cause de son caractère abstrait, mais ils comprennent encore moins l’administration moderne. Il est certain, pour le dire en passant, que la bureaucratie se conquerra difficilement les sympathies des masses. La raison en est simple, l’administration moderne n’a pas d’entrailles ; elle fonctionne avec la régularité d’une machine, elle en a les mouvemens précis. À telle échéance, cet être invisible fait inévitablement demander ce qui lui est dû. Les paysans comprennent cela très difficilement. Ils ne sont pas en face d’un homme en chair et en os que l’on peut attendrir, que l’on peut faire attendre. Non, ils sont en face d’une abstraction impitoyable, fatale comme le destin. Je ne ferai que cette simple observation : si l’on pouvait parvenir à enlever à l’administration moderne cet aspect dur et sec qui la caractérise, on enlèverait beaucoup de partisans au socialisme, et on donnerait beaucoup d’amis à l’état. Que nos gouvernans y avisent.

Je termine ici. Puissions-nous ne plus avoir à nous occuper de semblables sottises ! Je le souhaite pour la France, pour son repos et sa moralité Quand on songe aux malheurs que le socialisme a déjà produits, on peut s’effrayer ; mais il faut aussi penser à la mobilité des opinions en France, et, en voyant la rapide fluctuation des idées depuis février, je ne désespère pas, par ce temps où les systèmes se culbutent, qu’un jour l’abbé Châtel ne détrône M. Proudhon. Tout cela n’est certainement pas gai. Le socialisme peut être une chose divertissante, mais l’état dans lequel il a contribué à mettre la France arracherait des larmes au radical le plus convaincu de la nécessité de la banqueroute et de l’anéantissement de la propriété.


ÉMILE MONTÉGUT.