Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/854

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
848
REVUE DES DEUX MONDES.

un bon cœur. Je déplore la condition de ces malheureux, mais je ne puis les aimer. Cette sensibilité, perpétuellement excitée, produit vite chez eux le même effet que la débauche chez d’autres. Cette sensibilité, d’abord aimante, s’irrite par sa perpétuelle excitation, s’aigrit, le levain fermente, et l’ame change. Alors, pour atteindre à cette sympathie absolue et abstraite, il faut beaucoup haïr à ses côtés, il faut beaucoup haïr les êtres réels et individuels. Alors on brise toutes ses relations habituelles, on abandonne ses occupations sérieuses, on vit dans les régions abstraites, le cœur rempli par une sympathie abstraite et gangrené par des haines réelles, trop réelles. Le fanatisme s’empare de vous, et toute cette chevalerie que l’on avait en commençant vous abandonne. Alors père, mère, parens, amis, on sacrifie tout à ce qu’on appelle sa conviction, et on les verrait de sang-froid périr à ses côtés. C’est toujours de la chevalerie, me dit-on, puisqu’on sacrifie tout à une espèce d’idéal ; oui, mais celle-là rentre dans la catégorie de la Chevalerie qui fit jadis la croisade des Albigeois.

Une autre race de socialistes est celle qui est composée de tous les individus inclassés, inclassables, qui n’ont pas trouvé et ne trouveront jamais leur place dans aucune espèce de société réelle. J’admire en vérité comment les mots ont tous une signification originale, si nous savions toujours la découvrir. C’est pour cette classe d’hommes que semble avoir été fabriqué le mot de socialiste. C’est leur étiquette véritable ; ils sont socialistes et pas autre chose, socialistes de la veille et du lendemain. Le socialisme que signifie-t-il ? Une société qui n’a pas été encore, qui n’est pas, qui sera, dit-on ; mais, en tout cas, que sera-t-elle et quand sera-t-elle ? On n’en a jamais rien su. Ces hommes aussi se disent toujours : Je serai quoi ? Ils n’en savent rien, mais ils seront quelque chose. Quand seront-ils quelque chose ? Ils n’en savent rien non plus. Ils vivent à l’état d’abstractions. À mesure qu’ils vieillissent, ils placent leur vie toujours un peu plus loin dans l’avenir. Ils sont et ne sont pas ; ces hommes ont passé à l’état d’idées mixtes, Ils ont fondé leur vie sur des hypothèses, et le jour où ils reconnaissent que leurs rêves ne se changeront pas en réalités, ils sacrifient cette même existence à la réalisation d’autres hypothèses, c’est-à-dire qu’ils se font socialistes. Ce sont des êtres incomplets, et, si je pouvais me servir de ces expressions, des êtres que la nature a mal définis en les formant. J’en ai connu un de cette espèce, et je vais vous faire son portrait. Il était maître d’études dans une pension en province et gagnait ainsi sa vie fort honorablement ; mais l’ambition d’être quelque chose, il ne savait pas bien quoi, le gagna. Il avait entendu parler d’une société qui s’était formée pour hâter l’établissement de la république, c’était simplement une succursale des sociétés secrètes établie dans un département du centre. Notre homme avait entre les mains une maigre somme