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SOUVENIRS DE LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE.

l’enfant. Depuis lors, dégoûté de la guerre, il songea à se soumettre. Une nuit (c’était en 1842), il se rendit au bivouac du général Changarnier, offrant la soumission de sept tribus, si le général voulait lui prêter son appui. Nous reconnûmes cet important service en maintenant dans ses mains le commandement qu’il partageait avec son frère, le borgne Bagrdadi.

Suivis de brillans cavaliers, les deux chefs arabes firent route avec nous vers Milianah. Nous traversions la vallée du Chéliff, et nous marchions sur le terrain même où les réguliers rouges et des flots de cavalerie se rencontraient en 1841 avec nos troupes. « Ils étaient si pressés, me disait un Arabe, qu’ils semblaient les épis d’un champ de blé que le vent agite. » Et maintenant nous ne voyions, sur le théâtre de ce rude combat, que les troupeaux nombreux qui allaient s’abreuver au Chéliff, et la vallée n’entendait retentir, au lieu des clameurs des cavaliers ennemis, que les cris des femmes arabes fêtant l’arrivée du général par le iou iou[1] d’honneur. À l’Oued-Boutan, le nouveau hakem de la ville de Milianah, Omar-Pacha, de l’illustre famille du pacha de ce nom, nous attendait. Nous eûmes là une preuve nouvelle des traces profondes que les Turcs ont laissées dans ce pays. Après treize ans passés, leur souvenir est encore tellement vivant parmi ces populations, que le fils du pacha Omar était entouré du respect de tous ces chefs comme au jour de la puissance de sa famille.

Une heure après cette rencontre, nous mettions pied à terre à Milianah. Que faire à Milianah, lorsqu’il faut y passer quinze longs jours ? Prendre patience et répéter avec les Arabes : C’était écrit. C’était en effet écrit, et bien écrit, dans ces nombreuses dépêches que le général Changarnier échangeait chaque jour avec le maréchal Bugeaud. Nous devions attendre, pour nous mettre en route, que la colonne d’Alger eût dépassé Milianah. Heureusement, en compensation à nos peines, l’on nous annonçait que l’ancien khalifat d’Abd-el-Kader à Milianah, Si-Embarek, avait organisé une vigoureuse résistance parmi les Kabyles de l’Ouarsenis. Ce nom était encore en vénération à Milianah ; nos amis même ne le prononçaient qu’avec terreur. Les Arabes en effet ont, avant tout, le respect du passé, et la tradition, en transmettant le souvenir des temps écoulés, entoure les hommes du présent d’une auréole merveilleuse. Une famille est-elle devenue illustre dans le pays, tous se courbent devant elle. Milianah, depuis de longs siècles, semble avoir eu le privilège de cette influence du nom, qui s’impose souvent à une province entière. Les Ouled-Ben-Yousef étaient originaires de Milianah, le séjour aussi d’Embarek avant qu’il se fût établi

  1. Lorsque les femmes des tribus veulent faire honneur à un chef, elles se mettent devant les tentes en poussant des cris ou plutôt de roulades aiguës.