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contemplation du tapis vert, et me conduisit dans un coin retiré de la salle, vers une table à laquelle étaient fraternellement assis ses deux cliens, le colosse américain et le Mexicain aux yeux louches : L’Américain achevait de vider une bouteille de refino de Catalogne, tandis que le Mexicain humait à petits coups une infusion glacée de tamarin.

— Tenez, me dit le licencié en me lançant un regard expressif, voici deux cavaliers qui lèveront vos scrupules de conscience au sujet des quatorze cents piastres que vous me devez, et qui affirmeront que vous pouvez me les payer en toute tranquillité d’esprit par la cession de votre créance de même somme sur le seigneur Peralta, qui fera honneur à sa signature de la meilleure grace du monde.

— Je n’ai pas dit cela, s’écria l’Américain avec un éclat de rire brutal. Je ne sais s’il paiera de bonne grace. Tout ce que, je sais, c’est qu’il paiera, ou bien…

— Doucement, interrompit don Tadeo ; du moment que Peralta devient mon débiteur ; sa vie m’est précieuse, et j’entends qu’on la respecte.

— Le seigneur Peralta paiera de bonne grace, je vous le jure, dit à son tour le Mexicain d’un ton doucereux en buvant son infusion d’eau de roses à petites gorgées, comme si c’eût été de l’eau de feu, tandis que l’Américain vidait son verre de refino d’un seul trait, comme un verre d’eau limpide.

— Qu’il paie, c’est tout ce qu’il me faut, reprit le licencié ; mais n’est-ce pas Pepito Rechifla que japer ois là-bas avec mon clerc ? Allons. Ortiz a bien rempli sa commission.

Le nom de Pepito me rappela la jolie china que j’avais vue si désolée sous les Arcades des Mercaderes. Aussi je regardai avec curiosité l’homme que venait de désigner le licencié. C’était un de ces drôles au teint basané, à la chevelure inculte, à la physionomie effrontée, comme on n’en rencontre que sous les tentes des bohémiens nomades ou dans les rues de Mexico. Dès que Pepito aperçut le licencié il courut à lui et serra les mains de don Tadeo avec toutes les démonstrations d’une profonde reconnaissance — Ah ! seigneur licencié ! s’écria-t-il, je n’oublierai jamais que c’est à vous que je dois la vie. J’étais condamné à être garrotté après-demain et c’est vous qui me tirez des griffes du juez de letras[1] ; c’est grace à quelques réaux sortis de votre bourse que la liberté m’est rendue. Oui, seigneur licencié, ne faites pas l’étonné, je sais que vous êtes mon sauveur, votre clerc me l’a dit.

— Ortiz n’est qu’un sot, répondit sèchement don Tadeo ; mais je ne m’en réjouis pas moins de ta bonne fortune, car demain matin j’aurai

  1. Juge criminel.