Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/759

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était en effet conforme à celui que portait, quelques heures auparavant, l’amateur de taureaux dont Tio Lucas m’avait appris le véritable nom. Je me hâtai de répondre à don Tadeo, en me félicitant du hasard de cette rencontre et en lui demandant quelques instans d’audience.

— Très volontiers, répondit-il, je suis tout prêt à m’occuper de votre affaire ; mais entrons d’abord dans cette maison : nous y causerons plus à l’aise. — Et il frappa en même temps du pommeau de sa rapière la porte contre laquelle il était adossé. — Ma profession, ajouta-t-il, m’oblige à prendre quelques précautions ; vous comprendrez tout à l’heure pourquoi. Ne vous étonnez pas trop de mon singulier domicile. On vous aura dit que j’étais un original, et on a eu raison…

Don Tadeo s’interrompit, la porte de la maison mystérieuse venait de s’ouvrir avec un grand bruit de chaînes. Le portier, un falot à la main, s’inclina respectueusement devant le licencié, qui me fit signe de le suivre. Nous traversâmes rapidement le zaguan ou vestibule, et, après avoir monté un escalier assez raide, nous nous arrêtâmes devant une portière en serge, surmontée d’un transparent flamboyant sur lequel on lisait ces mots en lettres gigantesques : Sociedad Filarmonica. Des voix, des cris confus s’échappaient de la salle qu’annonçait ce titre ambitieux. Sont-ce vos cliens qui mènent si grand bruit, seigneur licencié ? demandai-je à don Tadeo. — Sans me répondre, celui-ci souleva la portière de serge verte, et nous nous trouvâmes dans une vaste pièce assez mal éclairée. Une large table, couverte d’un tapis vert et entourée de joueurs, en occupait le milieu. Avec les quinquets suspendus aux murs, quatre bougies, hautes comme des cierges d’église et contenues dans des tubes de ferblanc, complétaient l’éclairage. De petites tables, placées de distance en distance, servaient aux consommateurs, qui pouvaient demander à leur choix soit des infusions de tamarin ou d’eau de roses, soit de l’eau-de-vie de Barcelone. Enfin, dans le fond de la salle s’élevait une haute estrade ornée de peintures faites à la colle et représentant, pour rappeler sans doute la destination de l’établissement, un grotesque trophée de bassons, de cors de chasse et de clarinettes. On comprendra la surprise que j’éprouvai en mettant le pied dans un pareil tripot, au moment où je croyais me voir introduire dans le cabinet d’un légiste. Aussi me mis-je à regarder mon compagnon comme si je le voyais pour la première fois : c’était bien l’homme que j’avais rencontré sur les gradins du cirque et sous les Arcades des Marchands. Avec son costume étrange, sa longue rapière, sa chevelure épaisse et hérissée, don Tadeo avait la tournure d’un bandit beaucoup plus que d’un jurisconsulte. À peine eut-il fait quelques pas dans la salle, qu’il fut accosté par deux individus qui semblaient les dignes habitués de cette caverne : ce fut d’abord une