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SACS ET PARCHEMINS.

devant elle une vache au poil roux. Une imagination un peu rêveuse aurait cru voir les ombres éplorées de la vache et de la pastoure dont le vicomte avait raconté le sinistre destin ; mais Mlle Levrault n’était pas fille à se laisser prendre à de si poétiques illusions.

— Petite ! cria-t-elle, est-ce que le sentier d’où tu sors n’est pas le chemin du diable ?

— Le chemin du diable ! répliqua la pastoure d’un air effaré ; ma belle demoiselle, il n’y a pas de chemin de ce nom dans tout le pays.

— Comment ! s’écria Laure, tu n’as pas entendu parler du chemin du diable ?

— Faites excuse, ma belle demoiselle, j’en ai entendu parler par M. le curé ; mais je ne l’ai jamais vu.

— Tu sais du moins que ce sentier n’est pas sûr, qu’il mène à des marécages où il ne fait pas bon de s’aventurer ? L’an passé, une bergère comme toi s’y est perdue avec sa vache.

— M’est avis, répondit la petite, que vous voulez vous gausser de moi. Ce sentier est aussi sûr que la route de Nantes : pour en sortir vivant, il suffit d’y entrer en vie.

— Eh bien ! demanda Laure étonnée, où donc ce chemin mène-t-il ?

— À notre ferme, ma belle demoiselle, et au château de La Rochelandier.

À ces mots, la petite fille s’enfuit à toutes jambes, pour courir après sa bête, qui se régalait dans un champ de luzerne.

Laure était toujours à la même place, cherchant un sens aux contes de Gaspard et n’en trouvant aucun. Il fallait que ce château de La Rochelandier, dont le nom venait de frapper son oreille pour la première fois, ne fût qu’un monceau de ruines, comme les châteaux de Tiffauge, de Mortagne et de Clisson ; autrement, Gaspard n’eût pas manqué de le porter sur la liste qu’il avait remise à M. Levrault, quand il s’était agi de nouer des relations avec la noblesse des alentours. Ce château était inhabité, cela ne laissait pas l’ombre d’un doute dans l’esprit de Laure ; mais pourquoi Gaspard lui avait-il signalé ce sentier comme un passage dangereux ? Pourquoi ce nom de chemin du diable ? Pourquoi cette histoire d’une pastoure et de sa vache s’abîmant dans des fondrières ou dans des marécages ?

Après quelques minutes de réflexion, Laure cingla d’un coup de cravache le flanc de son cheval et s’enfonça dans le chemin qui menait au château de La Rochelandier.

Jules Sandeau.

(La seconde partie au prochain no.)