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SACS ET PARCHEMINS.

qu’il ne se marierait jamais. M. Levrault désespérait parfois de le prendre dans ses filets : il était le poisson, et croyait être le pêcheur. Il avait dans son parc, avec le comte de Kerlandec et le chevalier de Barbanpré, des entretiens qui achevaient de l’exalter. Le comte et le chevalier célébraient à l’envi les mérites de Montflanquin. C’était tout profit pour Kerlandec, et Barbanpré ne voulait pas se montrer ingrat vis-à-vis d’un homme qui l’avait introduit dans une maison où l’on faisait de si bons dîners.

Pendant que M. Levrault se consumait dans son impatience, Laure se piquait de plus en plus au jeu. Laure n’eût pas été touchée de l’amour du vicomte ; elle souffrait de son indifférence. Si le vicomte eût demandé sa main, il n’est pas sûr qu’elle eût consenti à l’épouser ; mais elle s’irritait de lui entendre répéter sans cesse qu’il ne se marierait jamais. Elle ne l’aimait pas, c’est tout au plus s’il lui plaisait, et pourtant elle était jalouse de la jeune fille qu’il avait aimée, elle était humiliée de la fidélité qu’il gardait à son souvenir. Enfin, il arriva que l’attitude de Gaspard changea visiblement. Gaspard devint triste, fantasque, taciturne, rêveur. Il se troublait auprès de Laure, et l’on voyait bien que ce n’était plus l’image de Mlle de Chanteplure qui l’agitait ainsi. Il ne parlait plus de Fernande. Une sombre mélancolie avait tari sa verve, enrayé son entrain. Symptôme plus grave encore, à table, il buvait à peine, et ne mangeait que du bout des dents. Ces changemens n’échappaient pas à l’œil pénétrant de M. Levrault. Le vicomte ne s’était pas encore déclaré, mais sa passion se trahissait à tous les regards : les moins clairvoyans n’auraient pu s’y tromper.

Ivre de joie, M. Levrault touchait au but de ses espérances. Quant à se préoccuper de la passion du vicomte au point de vue du bonheur de sa fille, cet excellent père n’y songeait même pas. Seulement il pensait avec complaisance qu’un gendre si violemment épris se montrerait des plus accommodans le jour de la discussion du contrat. Le désintéressement de Montflanquin, son mépris de la richesse, son amour de la pauvreté, garantissaient d’ailleurs la modestie de ses prétentions. Fastueux et ladre, M. Levrault se félicitait tout bas d’avoir mis la main sur un gentilhomme qui joignait à tant de qualités précieuses l’avantage du bon marché. Pour Laure, elle se sentait aimée, sa vanité était satisfaite ; elle jouissait de son triomphe, et ne se souciait plus de Gaspard.

— Il faut voir, il faut attendre, disait-elle à son père, qui parlait déjà du mariage comme d’un fait près de s’accomplir. Rien ne prouve jusqu’à présent que le vicomte soit résolu à demander ma main ; mais, y fût-il décidé, la prudence nous conseillerait encore de ne point nous hâter, et d’y regarder à deux fois. Il est impossible que le vicomte soit le seul parti que la Bretagne ait à nous offrir.