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SACS ET PARCHEMINS.

nières !… une grace!… Il n’y a pas à dire, ajouta-t-il en fourrant ses mains dans ses poches, on est flatté de recevoir ces gens-là chez soi.


IV.


M. Levrault ne devait pas tarder à découvrir que la Bretagne n’est pas précisément le pays qu’il avait rêvé. Les châteaux écroulés, les vieux pans de murs habillés de lierre, les tours habitées seulement par les chouettes et les orfraies, ne manquaient pas aux environs de la Trélade ; mais les châteaux sur pied, avec châtelains ou châtelaines, foisonnaient moins que M. Levrault ne l’avait espéré. Ainsi, les châteaux de Clisson, de Mortagne et de Tiffauge, qui lui tendaient les bras, au dire de maître Jolibois, n’étaient depuis long-temps que des monceaux de ruines. M. Levrault avait appris avec stupeur que toutes ces grandes maisons étaient éteintes, et qu’il fallait renoncer à la prétention de recevoir leurs descendans à sa table. Il était arrivé depuis près de deux mois, et la foule aristocratique promise à ses salons se bornait jusqu’à présent au vicomte de Montflanquin, au comte de Kerlandec et au chevalier de Barbanpré. Quant aux fêtes, quant aux réceptions annoncées à son de trompe par maître Jolibois, le fait est que, hors de chez lui, le grand industriel n’avait pas bu seulement un verre d’eau.

Le comte de Kerlandec était un fin matois qui se trouvait vis-à-vis de Gaspard dans la même position que maître Jolibois ; Gaspard lui devait quelques milliers d’écus hypothéqués sur la dot de sa femme et sur les brouillards de la Sèvres, car du domaine de ses pères il n’était plus question depuis longues années, et, quand M. Levrault avait parlé du pigeonnier du vicomte, le brave homme ne croyait pas si bien dire, il ne se doutait pas de l’heureux choix de l’expression. Ennemi de la bourgeoisie à laquelle il ne pardonnait pas de s’élever et de s’enrichir, jeune encore d’esprit, fin railleur, malgré ses soixante ans et la goutte assassine, le comte de Kerlandec avait saisi avec avidité l’occasion de rentrer dans ses fonds et de s’amuser en même temps aux dépens d’un bourgeois riche et sot. Enfin, comme il n’avait ni chevaux ni voiture, le comte n’était pas fâché de promener sa goutte dans la calèche de M. Levrault. Le chevalier de Barbanpré se prenait en effet pour un descendant de Godefroy de Bouillon. C’était un vieux gentilhomme très simple, très pauvre, très gourmand, et qui eût donné pour un bon repas tout son arbre généalogique. M. Levrault n’avait pas eu de peine à l’attirer chez lui. Le chevalier allait souvent à la Trélade ; on avait fini par remarquer dans le pays qu’il ne s’y rendait jamais après dîner et que jamais il n’en sortait avant.

M. Levrault s’était bien présenté avec Laure dans quelques familles que lui avait désignées Gaspard ; mais, soit que Gaspard, en pilote ha-