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SACS ET PARCHEMINS.

bien à des hobereaux sans sou ni maille, mourant de faim dans leurs châteaux ruinés, d’en agir ainsi, sans façon, avec les coryphées de la grande industrie ! S’ils croient nous faire la loi, ils se trompent, disait-il en arpentant à grands pas le salon, pendant que Laure, assise au piano, jouait négligemment une mélodie de Schubert. Leur règne est passé ; trop heureux sont-ils quand nous voulons bien nous servir d’eux comme d’escabeaux, et acheter leurs noms pour allonger les nôtres.

— Mais, mon père, dit Laure en laissant ses doigts courir sur le clavier, la journée s’achève à peine. Le vicomte aura été empêché : il se présentera.

— Je n’ai pas d’aïeux, moi, reprit M. Levrault ; mais j’ai trois millions. À ce prix, j’aurai, tant que j’en voudrai, des Baudouin et des Lusignan. Le vicomte de Montflanquin ne devrait pas ignorer que, nous autres grands manufacturiers, nous n’aimons pas à attendre. Je ne me soucie pas mal de sa race et de son lion de sable à la queue en trompette. Quant à ses besans d’or, il vaudrait mieux pour lui qu’il les eût dans sa poche que sur son écusson. Jean, cria-t-il à un laquais qui traversait la cour, faites atteler, nous sortons.

— Quelle voiture, monsieur ? demanda Jean.

— La calèche découverte, quatre chevaux et à la Daumont. Je serais curieux de savoir où perche le vicomte, ajouta M. Levrault s’adressant à sa fille. J’aurais plaisir à passer ce soir devant son pigeonnier ; je voudrais montrer à ce preux de quel bois nous nous chauffons, nous autres grands industriels.

— Mais, mon père, le vicomte est dans son droit, répliqua Laure sans s’émouvoir : ne lui avez-vous pas répondu que nous serions heureux de le recevoir à toute heure ?

— Le vicomte devait y mettre plus d’exactitude : il sait qui je suis.

Comme M. Levrault achevait ces mots, la porte du salon s’ouvrit, et un laquais annonça le vicomte Gaspard de Montflanquin.

Laure se leva. M. Levrault prit une attitude pleine de dignité.

Le vicomte entra comme un coup de vent. Quoi qu’en eût dit maître Jolibois, et dût cet honnête notaire me classer parmi les gens du commun, le vicomte n’était pas beau ; j’oserai même affirmer qu’il était fort laid, mais d’une laideur comme il faut. Avec une attention minutieuse, on découvrait encore, comme une inscription aux deux tiers effacée, l’empreinte de la race sur les ruines de sa jeunesse. Peut-être n’avait-il que vingt-huit ans ; on pouvait, sans l’offenser, lui en donner hardiment trente-cinq, grâce sans doute aux nobles ennuis qui avaient pâli son front. Il était mis avec recherche. Le ruban d’un ordre étranger brillait à sa boutonnière. Attaché court au gilet, un bouquet de breloques pendait sur sa poitrine. Petit, mais bien pris dans sa taille, ne manquant pas dans sa désinvolture d’une certaine aristocra-