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long-temps et prendre définitivement le gouvernement du monde. L’industrie affirme déjà sa toute-puissance en laissant partout sur son passage des milliers d’usines. Elle a ses palais, ses villas, presque ses temples. Ce ne sont donc plus comme autrefois les choses morales qui sont le sujet et l’objet de l’activité de l’homme.

Et en littérature, qu’est-ce qui domine ? La poésie ? Nullement. Le théâtre ? Il est aux abois. Les belles-lettres proprement dites ? Elles ne sont plus possibles au milieu des constantes préoccupations qui nous assiégent, des dangers qui nous menacent, des éventualités qui troublent et inquiètent l’esprit. Elles ne sont plus et ne peuvent guère être autre chose aujourd’hui qu’un délassement de dilettanti. La peinture des mœurs modernes elle-même n’est plus possible au milieu d’une époque sans stabilité, où les nuances infinies, les variétés des caractères, les gradations des sentimens de l’ame s’effacent de jour en jour, où les faits dominent dans toute leur brutalité, et où la nature humaine démocratisée a passé le niveau sur elle-même, sur ses élans et sur ses désirs. La vraie littérature de notre temps, c’est la littérature de chaque matin, cette littérature de journalistes, de pamphlétaires ; ce sont les discours de tribune, les premiers-Paris, c’est cette littérature qui traite des intérêts quotidiens, des passions et des inventions du temps. C’est là une littérature tout utile, tout actuelle, tout humaine, sans aucun reflet d’idéal, sans aucun élan, sans aucune délicatesse morale. Si nous considérons maintenant ceux qui représentent la littérature, que trouverons-nous ? Chez les meilleurs, rien que l’orgueil humain poussé jusqu’à la folie, l’adoration complète de leurs œuvres, de leurs actes et de leurs idées, tout ce que la vanité a d’hypocrisie, de détours rusés, d’impuretés intérieures. Cette adoration de soi-même a remplacé dans notre temps l’antique respect de soi-même, la dignité que l’homme doit faire resplendir autour de lui, le soin scrupuleux dont il doit entourer sa conscience. Aucune idée morale, d’ailleurs, ne réunit et n’enlace dans les liens de la fraternité intellectuelle ces indomptables individualités. Il n’y a plus d’écoles, c’est-à-dire plus de réunions d’hommes disciples soumis et serviteurs d’une idée morale qui les domine tous et dont ils sont les interprètes. Dans tous les temps en effet les artistes et les poètes se sont considérés simplement comme les interprètes de l’idéal ; ils avaient reçu simplement la mission d’expliquer les mystères célestes dans le langage des hommes. Aujourd’hui, c’est le poète ou l’artiste qui se vante d’être le créateur et le maître de l’idéal. Jamais la glorification de soi-même, jamais l’individualité sauvage n’a été poussée plus loin.

J’ai montré la prépondérance du principe humain dans la pensée du siècle, dans l’activité sociale, dans la vie et dans les mœurs de notre