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barrières. Il se heurtait contre les plus légers obstacles. Bien que sa nature fût une nature en dehors du vulgaire, tout cela laissait sur sa personne et son caractère une teinte de ridicule dont sa douloureuse existence ne permettait pas de plaisanter. Il avait joué à colin-maillard avec toutes les idées, il marchait les yeux bandés dans la vie. Quand on l’avertissait d’un danger, au lieu d’ouvrir les yeux pour le regarder, il étendait la main pour le saisir, et, ne rencontrant que l’air vide, il disait : Il n’y a rien, plus il se heurtait contre l’obstacle, qui le renversait. Il se relevait le front ensanglanté, mais ces blessures lui apportaient aussi peu d’enseignemens que celles qu’un homme ivre reçoit en tombant contre les murs où le poussent ses pas mal assurés et sa vue incertaine. Le lendemain il se réveille et dit : Ce n’est pas ma faute, c’est la situation dans laquelle j’étais et le hasard qui ont tout fait. Et lui aussi, il était ivre, ivre de ce qu’il appelait ses idées ; il s’en exaltait, il s’en obscurcissait l’esprit, il s’en était troublé la raison, et, chose plus fatale, il avait submergé, noyé son cœur sous leurs flots.

Comme toute ame bien née, dans sa jeunesse il s’était créé un monde sur lequel il avait répandu les teintes roses de son innocence, et, se mirant dans les flots tranquilles de l’hypocrisie sociale, il avait pris sa propre image pour l’image de la société ; mais, quand arriva l’inévitable retour, quand le monde se refléta dans son esprit, quand il aperçut sa véritable physionomie, il abandonna alors non-seulement ses illusions, mais encore il trahit lâchement sa conscience. Dès-lors toutes les choses de ce monde devinrent pour lui des choses grimaçantes, contournées, disjointes. Il n’eut pas la force de demeurer calme et tranquille en face de ce Protée changeant, tour à tour horrible sorcière et fée séduisante. Son ame devint un véritable chaos, assemblage confus de lamentations qui ne pouvaient pas devenir des larmes et de rires forcés qui ne pouvaient pas se transformer en ironie ; il vécut de cette lâcheté morale qui ne sait ni se résigner ni se venger, qui ne dit ni oui ni non, qui se trouble et se rassure, et qui se contente, pour toute lumière, de rayons brisés courant çà et là sur l’ombre comme de lumineuses vapeurs. Il perdit entièrement la notion du bien moral et de l’idéal, et il n’eut pas la force de se lever et de marcher pour les retrouver. Il s’étendit sous l’ombre opaque des choses terrestres, et il se contenta des réminiscences des souvenirs épars, des perceptions incertaines qui lui arrivaient encore, et des réveils de la conscience qui l’avertissaient qu’autrefois il avait été un homme, et qu’il ne tenait qu’à lui de le redevenir. Il voulut alors croire exclusivement aux choses de ce monde, et cela ne lui fut pas possible. Sa nature était troublée ; désormais il ne pouvait jouir de rien avec sécurité. Il se jeta avec une ardeur factice à la recherche du bonheur et de l’utile, s’a-