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de faux boutons aux aigles de l’empire : faire le commerce des crânes de faux colonels tués à Waterloo !

Cependant, à force de discourir, nous laissions derrière nous de notables portions de la forêt, et le moment arriva où elle se dégarnit tout à coup comme par un effet de théâtre. Le soleil éclata par une brèche dans les arbres, un vent frais me frappa en plein au visage, et la campagne se déroula à notre droite. Voilà la montagne du Lion, la voilà ! la voilà ! cria mon conducteur avec une joie dont il doit, je suppose renouveler l’expression à chaque voyage qu’il fait. Il semblait, comme moi, la découvrir pour la première fois, avec cette différence, toute à son avantage, qu’il voyait et que je ne voyais pas encore. Je fus obligé de faire arrêter les chevaux et de lui demander la plus grande netteté dans ses indications, car je n’apercevais rien à l’horizon. Enfin il mit tant de précision dans ses paroles et dans ses gestes, que je finis par distinguer, mais avec beaucoup de peine, la montagne factice et le lion de métal qu’elle soulève dans les airs. Qu’on juge si nous en étions encore loin. Il est vrai que la brume du matin salissait l’atmosphère. Peu à peu mes yeux s’habituèrent à ce grand développement d’air dont j’étais privé depuis deux heures que nous voyagions dans La demi-obscurité de la forêt de Soigne, et alors je vis distinctement ce monument colossal élevé par nos ennemis à la mémoire de nos glorieux désastres. Je l’avoue, ma première impression fut si poignante, qu’il me fut impossible, dans l’état de faiblesse où une récente maladie m’avait laissé, de garder la position verticale que j’avais prise pour mieux voir. Mes jambes tremblèrent, mon cœur se crispa, je me sentis pâlir jusqu’aux lèvres : je tombais anéanti sur les coussins de la voiture. Que ceux qui croient que le patriotisme est un préjugé viennent affronter ce spectacle, et après je croirai à leur scepticisme.

— Il me semble, dis-je au moment où nous gagnions la route pavée, que la forêt est ici beaucoup moins large qu’elle ne devrait l’être ; l’aurait-on rognée ? – Ah ! monsieur, considérablement rognée. Elle appartient à plusieurs propriétaires, et chacun d’eux tire de son lot le meilleur parti possible. L’un coupe les hautes futaies et fait semer du colza, le colza est d’un bon rapport ; l’autre préfère un champ de lin à dix mille pieds d’ormes. — Ainsi, dans vingt ou trente ans, pensais-je, il n’existera plus de forêt de Soigne. Il eût été beau cependant de conserver je parle de conserver en 1849 ! Hâtons-nous, hâtons-nous d’aller voir les derniers vestiges de Waterloo, s’il n’est déjà trop tard.

Je ne rappellerai à personne que le 18 juin est l’anniversaire de la célèbre bataille. J’avais choisi exprès ce jour néfaste pour faire ma promenade historique à Mont-Saint-Jean, dans l’espoir de rencontrer sur la route beaucoup de vétérans de La grande armée, pieusement curieux