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WATERLOO TRENTE-QUATRE ANS APRÈS LA BATAILLE.

théâtre pour les actions. Une armée, cent mille hommes, devaient mourir là. C’était écrit !

— Vraiment ! dis-je au cocher pour détourner le cours de mes idées, croyez-vous qu’il y ait des gens assez fripons pour spéculer ainsi sur la curiosité des personnes qui se rendent à Waterloo ? — Ah ! monsieur, me répondit-il, je ne vous ai pas dit tous les tours qu’ils jouent aux pauvres étrangers crédules. D’abord, il serait difficile de les dire tous ; si vous permettiez, en voici un dont je fus témoin un jour que je ramenais de Waterloo à Bruxelles un peintre français et un Prussien. Le Prussien tenait soigneusement sur ses genoux un objet caché dans un mouchoir. Comme nous étions à mi-chemin, il dit au Français : Rapportez-vous quelque souvenir de votre pèlerinage à Waterloo ? — Ma foi ! non, répliqua celui-ci ; pourtant j’ai été sur le point de faire une acquisition assez originale, mais on me demandait trop cher… cent francs. Ensuite l’embarras d’emporter cette bizarre emplette… C’était fort curieux !. — Qu’était-ce donc ? — Vous ne vous fâcherez pas si je vous le dis, répondit le peintre français : c’était le crâne d’un colonel prussien, un crâne magnifique, admirable, d’autant plus admirable qu’il était percé de trois trous faits par les balles, les balles de Waterloo ! un au milieu du front, les deux autres aux tempes. Je n’aurais pas été fâché, je l’avoue, de me faire monter une lampe avec le crâne d’un colonel prussien tué par les Français. Je me passerai de ce luxe. Et vous, monsieur ?… continua-t-il. — Moi, répondit le Prussien avec une certaine inquiétude et en soulevant le paquet posé sur ses genoux, moi… Mais, s’interrompit-il aussitôt, je suis étonné, très étonné de la prodigieuse ressemblance de ce qui vous est arrivé avec ce qui m’arrive… — Ah ! bah !. — Oui. – Parlez ! — Oh ! oui, mon étonnement… c’est bien étrange en effet… J’ai acheté ce matin le crâne d’un colonel français tué pareillement à Waterloo. — Vous aussi ! — Oui, moi aussi, balbutia le Prussien, et je comptais le faire chaque anniversaire de notre victoire. — Et ce crâne est percé de trois trous ? demanda le Français, — Je ne sais pas mais il me semble… — Voyons, voyons, dit vivement le Français, et, devinant que l’objet que le Prussien avait sur ses genoux était le crâne dont il était question, il le prit, le dégagea du mouchoir qui l’enveloppait et l’examina. Le crâne avait pareillement trois trous faits par les balles, ou par autre chose. La confusion du Prussien fut grande, la gaieté du Français ne le fut pas moins. C’était la même tête, celle qu’on avait voulu lui faire acheter ; le même crâne, qui était français quand on le proposait à un Anglais ou à un Prussien, et qui devenait prussien ou anglais quand on l’offrait en vente à un Français. Ceci, vous en conviendrez, est bien plus fort, ajouta mon Automédon, que de vendre