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communs, sur un espace de plusieurs lieues, des boisseaux d’aigles impériales, des milliers de boutons de cuivre et des charretées de balles. Ils laissent ensuite reposer cette semaille jusqu’a l’été, car l’hiver les étrangers ne visitent pas Waterloo ; mais, l’été venu, ils déterrent leurs plombs et leurs cuivres, auxquels un séjour de huit mois dans un sol humide a donné une couleur de vieillesse qui trompe les plus fins et fait l’admiration des partisans du grand empereur. — Mais c’est un affreux mensonge ! — Que voulez-vous, monsieur, le pays est très pauvre… Ensuite, à qui cela fait-il du mal ? – Le cocher tolérant ajouta : Cette année, la récolte des aigles n’a pas été trop mauvaise.

Nous entrions dans la forêt de Soigne par un allée étroite et couverte, mais qui devait nous laisser voir bientôt, sur ses deux lianes profondément creusés, des voûtes et encore des voûtes de feuillages à étonner le regard. Les peupliers, les ormes, les platanes, semblent se défier à qui montera le plus haut vers le ciel, vers le ciel qu’on ne découvre pas. Ce sont autant de colonnes dont l’écorce grise et savonneuse imite le poli de la pierre ; on dirait un temple de druides où les rayons du soleil, ne percent jamais. Le sol étale au pied des arbres les feuilles amoncelées de plusieurs années ; elles sont toutes là par jonchées et par couches, les sèches sur les pourries, les jaunes sur les vertes, les pâles sur les pourprées ; une chemise de mousse rude et verdâtre emprisonne le tronc des arbres à une hauteur de plusieurs mètres, comme pour les garantir du froid, qui doit être excessif dans cette forêt, si j’en juge par celui que j’éprouvais moi-même, quoique nous fussions au 18 juin. Malgré mes vêtemens de drap et un manteau, je frissonnais, je croyais être en plein décembre. Il était neuf heures du matin, et les vapeurs de la nuit n’étaient pas encore dissipées. Derrière leur voile bleu qui pendait déchiré, des hautes branches, comme des toiles d’araignée du plafond d’une vieille cathédrale gothique, je voyais scintiller des points lumineux qui s’agrandissaient, qui s’éteignaient parfois subitement : c’étaient des fours à charbon, dont les dernières flammes expiraient. Une particularité me frappa vivement au milieu de cette nature fougueuse et sauvage : je n’entendais pas le moindre bruit, la plus faible palpitation dans l’air. Pendant une course de deux heures sous ces galeries d’arbres, aucun cri d’oiseau n’éveilla mon attention, n’allégea l’accablement de plomb qui descendait peu à peu de mes paupières sur mon cœur. Une forêt sans oiseaux ! on dirait que, depuis la formidable journée de Waterloo, ils sont tous partis, au bruit de la canonnade, pour ne plus revenir. Oh ! qu’elle est triste, qu’elle est triste, cette belle forêt de Soigne ! Je ne croirai jamais que la Providence ne l’avait pas choisie pour les grandes choses qu’elle a vues, et dont elle a gardé les sinistres mystères dans le pli de ses feuilles, dans la profondeur de ses ombres. Dieu fait le