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« Celia se leva et s’assit devant la table à thé.

« C’était comme dans l’ancien temps : tous trois assis comfortablement ensemble, et ils retombèrent bientôt dans cet entretien aimable et facile auquel ils s’abandonnaient autrefois. Gédéon était heureux, et aussi charmant qu’heureux. Il se laissa aller à l’influence d’une passion sans espoir, mais contre laquelle il semblait inutile de lutter. L’impossibilité absolue qui lui fermait l’avenir lui inspirait en ce moment une insouciance fataliste et heureuse. Il savourait la douceur de l’enchantement où il se plongeait, sans regarder au-delà de l’heure présente. Il n’y avait point d’alternative pour lui. Il l’aimait, il l’aimerait toujours de toute la force de son ame. Voilà tout. Jamais il ne se dégraderait à ses yeux par la déclaration d’un attachement présomptueux et ridicule. Il l’adorerait en silence. Ainsi, être tendrement assis auprès d’elle, écoutant sa douce voix, contemplant son suave sourire, et cela lorsqu’ils étaient arrivés tous deux à ce moment de leur jeunesse qui devait dans la société séparer leurs vies, voilà le plus grand bonheur auquel il pût prétendre. Pourquoi l’empoisonner en se disant qu’il le goûtait peut-être pour la dernière fois ?

« M. Chandos et sir Philip ne revinrent au salon qu’une heure après. Sir Philip avança sans façon sa chaise entre Celia et sa mère, et accapara Celia. M. Chandos conduisit Gédéon à une autre table pour lui montrer l’Homère de Sotheby qui venait de paraître, et comparer les diverses traductions. Leur conversation devint si intéressante pour la pauvre Celia, qu’elle ne put rien comprendre au bavardage sérieux de sir Philip. Et pourtant l’idée ne lui vint jamais, tant elle était bonne fille, de le maudire, — sa mère ne s’en gênait pas. — comme le plus ennuyeux des pédans. »

Gédéon refusa donc d’entrer dans l’église. Il préféra tenter le barreau. C’était encore un apprentissage à faire, de nouveaux sacrifices à ses bienfaiteurs. M. Chandos, quoiqu’un peu blessé d’abord du refus de Gédéon, céda à l’influence de sa femme et de sa fille, et consentit à prêter les mains à ce changement de plan. Il fut décidé que Gédéon partirait pour Londres à la fin des vacances avec une pension de quelques centaines de livres. En attendant, il resta à Elmwood-Park. Il continuait d’être le favori de la frivole et impétueuse Lucilla. Il s’attachait de plus en plus par la familiarité de tous les jours à la douce Celia. La crise inévitable éclata au milieu de ces jouissances intimes. Au moment où, de l’aveu de M. Chandos, sir Philip allait faire sa déclaration, un accident imprévu arracha à Gédéon et à Celia la révélation mutuelle de leur amour. Ils étaient allés avec Mme Chandos au théâtre de la ville voisine, où des acteurs en tournée donnaient une pièce française. Il y avait dans ce drame des allusions à leur position, à leurs sentimens, et quand émus tous deux du même mot, du même cri passionné, leurs regards se rencontrèrent, entre ces deux cœurs, tout fut dit.

L’amour de Gédéon n’eut que cet éclair de bonheur. Celia osa dire à son père qu’elle l’aimait. Ce coup était trop fort pour la bienveillance