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LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN.

gagea à venir passer quelque temps à son château d’Elmwood-Park. Il lui offrit un bénéfice qui était à sa nomination ; mais lorsque Gédéon revit sa petite amie d’enfance, devenue une ravissante jeune fille, il n’eut pas le courage de consommer son sacrifice. Il n’osait pas s’avouer son amour ; il n’osait rien espérer ; il répugnait seulement à sa délicatesse de ne pas entrer avec son cœur tout entier au service de la religion, et de ne chercher dans le temple qu’un sacrilège trafic.

Sa première entrevue avec Celia (c’est le nom que porte maintenant la petite Kitty d’autrefois) suffit pour le décider. Je détacherai encore cette scène de Mordaunt-Hall ; elle est le pendant de celle que j’ai citée. Gédéon y sent son cœur s’amollir et se fondre sous une bouffée de souvenirs d’enfance.


« Gédéon arriva, au mois de juillet, chez M. Chandos. Il n’y avait alors à Elmwood-Park que M. Chandos, Lucilla, Celia et sir Philip Scrope, jeune et riche propriétaire du voisinage. Sir Philip était un homme de beaucoup de talent ; membre de la chambre des communes depuis quelques années, il s’y était fait une place parmi les orateurs brillamment populaires. Il était de l’école libérale, ferré sur les questions économiques, beau de sa personne, parleur abondant, homme du monde achevé, avec quelque chose d’un peu hautain et d’un peu exclusif dans les manières, comme quelqu’un qui a le sentiment de la valeur de sa richesse et du nom historique qu’il porte ; avec cela, une réputation universelle d’honneur, bien méritée par la correction constante de toute sa conduite. M. Chandos aimait en lui le souvenir de son père, dont il avait été l’ami. Il eût envié un tel fils, s’il n’eût eu une fille comme Celia.

« Celia avait maintenant dix-huit ans, et avait atteint ce qu’on peut appeler, dans une nature si heureuse et si cultivée, la perfection ; jamais il n’y eut un modèle plus aimable et plus doux de l’idéal d’une fille de dix-huit ans.

« Elle était encore très petite, de proportions presque enfantines, mais formées avec une symétrie et une délicatesse qui étaient la beauté même : des bras fins et blancs, des pieds de fée, une figure si délicatement rosée, des yeux pleins d’intelligence et de sentiment, une bouche enjouée, enchanteresse. L’éducation la plus soignée avait perfectionné en elle les dispositions les plus heureuses. Elle avait un caractère doux, généreux, et une humeur si gaie, si joyeuse, qu’elle répandait autour d’elle le bonheur. Elle portait sa supériorité avec si peu d’affectation et de prétention, d’une façon si douce, si facile, si sincèrement bienveillante que personne en sa présence ne se sentait éclipsé. Tout le monde l’aimait.

« Celia enfant avait été la gâtée du père de sir Philip Scrope. Le pauvre homme l’avait vue s’épanouir comme l’épouse prédesdinée de son fils. Comme par un accord tacite, comme une chose naturelle sans qu’il eût été besoin d’en jamais parler, ce mariage avait été arrangé entre le père de sir Philip et M. Chandos. La mort du vieillard et les affaires d’intérêt qui en avaient été la suite avaient retardé la déclaration de sir Philip Le jeune homme avait été obligé aussi de suivre le parlement avec assiduité ; mais maintenant la session était close, et, a lieu d’aller dans sa résidence dépeuplée et désolée, sir Philip était venu passer le premier mois des vacances à Elmwood-Park.