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mère, fille d’une artiste italienne, avait fait d’elle une forte pianiste : elle dessinait aussi et peignait. Le faux Carteret examina ses essais. Afin de se donner un droit d’assiduité auprès des Nevil, il offrit à la jeune fille de la perfectionner dans son art. Mme Nevil vit dans cette offre le moyen d’assurer à Angela une ressource de plus. Elle accepta Alors commencèrent pour Carteret d’éternels voyages de Sherington à la ferme ; alors mille incidens tour à tour tristes et charmans entrelacèrent les affections du jeune peintre et de sa douce élève. Cette histoire est écrite dans le roman avec une pénétrante finesse d’analyse, une délicatesse minutieuse, une sensibilité infinie. Vavasour, nature tendre, passive, rêveuse, se laissait aller à cette vie où le berçaient la compassion, la générosité et l’amour. Quoique aucune parole n’eût été prononcée entre eux à ce sujet, Angela, dans son chaste cœur, se sentait fiancée à Carteret, et la veuve mourait consolée lorsque, de sa chaise de douleur, elle contemplait ces belles têtes amoureuses penchées sur la table de travail ; mais un jour Carteret disparut. On l’attendit avec anxiété, avec angoisse, avec désespoir. Il ne revint plus. Mme Nevil expira. Angela, deux fois frappée, deux fois délaissée, partit pour Londres. Il fallait qu’elle gagnât sa vie, celle de ses frères. Elle se crut sauvée le jour où elle trouva une place de gouvernante.

Je suspends l’analyse de cette simple histoire, pour placer ici quelques réflexions françaises. Je viens de rencontrer dans ce récit deux questions sociales que le romancier anglais n’a pas eu, grace a Dieu, l’idée de résoudre. Ce sont la question du sort des familles des officiers subalternes de l’armée anglaise et la question du sort des gouvernantes, deux formes cruelles du paupérisme bourgeois. En France, il eût bien fallu traiter ces questions-là. On n’eût pas été en peine de prouver que l’état social qui laisse dans l’indigence absolue les familles d’hommes qui ont passé leur vie au service du pays est un état social monstrueux et intolérable. On se fût surtout occupé de la question des gouvernantes, si elles remplissaient dans l’éducation une aussi considérable en France qu’en Angleterre. Du reste, il semble qu’en Angleterre la question des gouvernantes soit à l’ordre du jour du roman. Voici trois héroïnes récentes prises dans cette classe : notre Angela, la Jane Eyre dont nous avons raconté l’histoire l’autre jour, et la Rebecca de la Foire aux Vanités ([1]. Il paraît même que la Jane Eyre, qui nous avait paru si innocente, a été accusée chez nos voisins d’esprit révolutionnaire et presque de socialisme. Le Quarterly a pris ce roman pour une protestation rebelle faite au nom des institutrices contre l’ordre social anglais. À ce plaidoyer de fantaisie, il s’est cru obligé de répondre non-seulement par une semonce morale, mais par

  1. Voyez la livraison du 1er novembre 1848, les livraisons des 15 février et 1er mars 1849.