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REVUE DES DEUX MONDES.

après avoir usurpé les pages de l’histoire, retourneront s’enfouir dans les registres de la police. Nous savons pourquoi vous voulez détruire la société : ce n’est pas qu’elle vous semble injuste et impure comme vous le dites, c’est qu’elle est au contraire trop juste encore et trop pure à votre gré. C’est que, malgré toute sa mollesse, tous ses relâchemens, tout le cynisme de sa folie et de son impudeur, elle ne peut s’oublier jusqu’à vous faire place, et ne saurait avoir en effet de place pour vous. Par vos passions, par vos appétits, par l’abjection de vos mœurs et de votre sottise, vous êtes au ban de tout ordre social possible. Votre conscience elle-même, d’accord avec celle du genre humain, vous défie de constituer une société où, restant ce que vous êtes, vous puissiez vivre un jour. Que n’a-t-on pas fait depuis quelque temps pour vous admettre dans la régularité de la vie civile ! On a abaissé toutes les barrières de la loi et celles mêmes de la morale ; on vous a donné tous les emplois, tous les honneurs, tout le pouvoir. Il y a une chose que cette misérable société n’a pu vous donner, c’est son estime, et une chose que vous n’avez pu faire, c’est de déguiser votre incapacité. Vous avez senti que le dégoût serait plus fort que la peur, et, comme des coupe-jarrets que vous êtes, vous n’avez usé du pouvoir que pour conspirer contre la société qui vous l’abandonnait.

LE VENGEUR.

Monsieur de Lavaur, vous croyez parler à un humanitaire, à un philosophe, à un démocrate, à un socialiste, et vous vous trompez étrangement. Je suis de votre avis sur tous ces gens-là. Je ne dirai pas qu’ils sont vicieux et méchans, j’ignore ce que c’est que vice et vertu ; mais ce sont des imbéciles. Je les connais, j’ai pensé comme eux, je me réserve d’en rire. Pour moi, je ne crois à rien, ni à la patrie, ni au progrès, ni à l’avenir, ni au bonheur, ni à Dieu, ni à l’humanité. Si j’aimais les hommes, je dirais comme vous, et je serais avec vous. Je n’aime pas les hommes, je les hais d’une haine infinie et insatiable. N’y en eût-il plus qu’un sur la terre, celui-là fût-il vous, devant qui j’éprouve je ne sais quoi qui m’étonne et qui n’est plus ma fureur, celui-là encore serait de trop ; et seul enfin, maître de la dernière vie, et l’ayant étouffée, je crois que je m’arracherais alors l’existence pour m’ôter mon dernier ennemi, et à l’infâme destin sa dernière victime. Tout m’a trompé, tout m’a menti ; je me suis trompé et menti à moi-même ; j’ai à venger sur le monde et sur moi d’indescriptibles tortures. Long-temps j’ai cherché à deviner l’énigme qui me tourmente. J’ai voulu m’avancer dans toutes les voies où j’ai cru que je trouverais la lumière et le bonheur. J’ai reconnu que l’œil de l’homme n’est pas fait pour la lumière, et que son cœur et ses sens se refusent au bonheur ; mais je goûte une sorte de joie à voir du sang, des débris, des larmes ; tout ce qui croule dans le monde m’apporte une espèce d’allégement. Il y a une chose qui me plaît dans votre religion, c’est l’annonce du jugement dernier. J’y voudrais être. Une société de moins est un poids de moins sur ma poitrine. Je me distrais à voir toujours une partie de cette stupide humanité creuser pour l’autre des gouffres où elle tombe elle-même ; cependant le spectacle de ses misères n’est qu’une faible compensation de l’horreur qu’elle m’inspire. Ah ! je n’ai pas choisi d’être homme. Si je le pouvais, je ne serais pas un homme : je serais un lion dans ces déserts où d’immondes reptiles habitent seuls les ruines des cités.