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REVUE DES DEUX MONDES.

moyen-âge !… Mais nous n’en sommes point là. J’ai foi aux lumières de mon temps et à la sagesse de mon pays. La civilisation suivra sa glorieuse route entre les écueils contraires où d’aveugles passions l’attirent. Elle échappera aux fanatiques du progrès comme à ceux de la résistance. Voilà ma foi.

PROTAGORAS.

Nous ne sommes plus à la tribune, il faut parler raison. Sur quoi repose votre foi ?

DÉMOPHILE.

Le pays a le sentiment de la justice.

PROTAGORAS.

Qu’est-ce que c’est que le sentiment de la justice ?

DÉMOPHILE.

Si vous ne le savez pas, je le sais.

PROTAGORAS.

Voilà une réponse comme vous en avez fait beaucoup dans votre éblouissante carrière, et qui ne me paraît point concluante. Je vous dirai, moi, que le sentiment de la justice est celui pour lequel vous avez si long-temps combattu, qui ne veut point que la raison d’un homme soit soumise à celle d’un autre homme, ni qu’on vienne, au nom du ciel ou d’une prétendue nécessité sociale, condamner en nous des penchans naturels, sacrés, qu’enflamme la société même, dans l’intérêt de qui on voudrait les éteindre. Éveillé, fortifié, exalté par la philosophie, ce sentiment de la justice triomphe présentement après des efforts séculaires. Il est destiné à de terribles attaques et à de lamentables trahisons, je le défendrai. J’ai vécu pour lui, je mourrai pour lui.

DÉMOPHILE.

Allons donc ! s’il suffisait de ma volonté pour déporter en Océanie tous les apôtres de ce beau sentiment de la justice, on vous verrait le premier à me solliciter de le faire.

PROTAGORAS.

Peut-être bien… ; mais ce ne serait pas philosophique. Conservons, je vous en prie, les principes, mon illustre ami, et ne commettons pas le crime des théocrates, qui n’ont fait autre chose que brider le sentiment de la justice et de la liberté.

DÉMOPHILE.

Ô sophistes, perte des états, voilà comment vous perdez les peuples ! Ce prétendu sentiment de la justice est à mes yeux si faux, si funeste, si fécond en iniquités monstrueuses, que je fais vœu de le combattre durant ce qui me reste de vie. La mort même…

(On entend un coup de fusil. Démophile et Protagoras s’enfuient.)


VIII.
PHÉBUS. (Il vient à la rencontre de Protagoras et l’arrête.)

Ne vous engagez pas dans ces rues, la lave les inonde.

DÉMOPHILE, revenant sur ses pas.

La foule par là est considérable et très animée. Nous sommes bloqués.