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REVUE DES DEUX MONDES.

Dites-moi, je vous prie, pourquoi cette extension de toute liberté de parler, d’écrire, d’agir, toujours destinée à saper, à pulvériser et le préjugé théocratique et la racine même du préjugé ? Évidemment votre génie vous menait, par des illuminations soudaines, à ce même point où nous autres gens d’école n’arrivions qu’à petits pas et à grands efforts. Vous étiez convaincu que l’instinct du goujat honorait plus l’humanité et la servait mieux que la fausse morale et l’étroite vertu du prêtre.

DÉMOPHILE.

Moi ?

PROTAGORAS.

Sans doute, vous ! Faut-il que je vous récite tant de beaux passages sur le droit évident et l’évidente nécessité de discuter tout, d’attaquer tout, de renverser tout ? N’êtes-vous pas d’avis que l’espèce humaine, du moment qu’elle écrit dans un journal, ou parle dans un barreau, ou pérore sur une place publique, est parfaite ? N’avez-vous pas soutenu qu’elle ne s’égarait que dans la chaire sacerdotale, et que lui imposer silence partout ailleurs que là est un crime, le crime affreux qui justifie les révolutions ?

DÉMOPHILE.

Sans doute ; mais…

PROTAGORAS.

Mais quoi, mon illustre ami ? En dépit de toutes les objections, n’avez-vous pas rendu plus que personne à la philosophie l’éminent service de mettre l’enseignement dans ses mains ? Vous jugiez donc que la philosophie avait raison de vouloir ce qu’elle voulait ; et ce qu’elle voulait, ce que portaient ses flancs gros d’un monde, vous le saviez, car certes elle n’en faisait pas mystère. Laissez-moi vous rappeler, dans cette heure d’abattement, que votre zèle surpassait le mien. Il était certes éloquent et impétueux. J’essayais à contenir le mouvement, vous le précipitiez d’une ardeur invincible ; je fus vaincu. Je restai sur le carreau, meurtri et plein d’admiration.

DÉMOPHILE.

Vous prenez mal votre temps pour me persifler.

PROTAGORAS.

Je ne persifle point. Je suis fort sérieux, et je le ferai voir. Il est bien vrai qu’étant de nature et de profession pacifiques, je me serais accommodé de ne point assister aux couches de la philosophie. J’aurais aimé, comme Voltaire, à caresser de mon lit de mort le berceau tout préparé de mon enfant, sans risquer d’entendre les cris de la mère et les vagissemens du nouveau-né ; mais puisqu’enfin il est venu, ce cher enfant, je dois veiller à ce qu’on ne l’étouffe point. Il aura des écarts de jeunesse qui indisposeront le public et qui déplairont même, je le prévois, à plus d’un parent. Une réaction jésuitique est à craindre. On croira que l’ancienne morale avait du bon. Les théocrates reprendront la parole ; ils abuseront de quelques cas malheureux, de quelques misères, pour relever des dogmes que la raison redoute et proscrit. Voilà les ennemis et les doctrines qu’il faut combattre. Mon cher ami, faites comme moi, cachons-nous, mais n’allons pas trop loin. Restons là pour sauver notre œuvre. Quand les premières folies seront faites, alors nous reparaîtrons. Nous laisse-