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REVUE DES DEUX MONDES

III.
Intérieur d’une maison. — La cour.
GRIFFARD.

Ah çà ! va-t-on nous laisser moisir long-temps ici ? Je m’ennuie à garder la porte de cette cave. Encore si c’était en dedans ! J’ai envie d’aller chercher une bouteille.

SIMPLET.

Ne le fais pas ; nous ne pourrions plus empêcher les autres d’entrer.

GRIFFARD.

Eh bien ! le peuple travaille assez pour avoir le droit de se rafraîchir.

SIMPLET.

Oui ; mais c’est qu’on se soûlerait.

GRIFFARD.

Où serait le mal ? Quand on aurait une pointe de gaieté, on n’en taperait que mieux.

SIMPLET.

Je ne dis pas non, mais ça deviendrait terrible. Fais donc entendre raison à des pochards ! Moi qui te parle, je ne suis pas méchant ; quand j’ai mon petit sirop, je massacrerais tout.

GRIFFARD.

C’est ce qu’il faut. Si tu es de ceux qui croient que le peuple doit entendre raison, tu n’es encore qu’un propre à rien, et tout ce que nous faisons aujourd’hui tournera en eau claire, comme les autres fois. Nous serons floués, c’est moi qui te le dis. Tu commences, et tu ne sais pas comme les chefs vous font tourner ça. Moi, je suis un vieux de la chose. Depuis 1830, je me suis trouvé à toutes les affaires, blessé, décoré, chevronné, tout ce que tu voudras, et, au bout du compte, pas de chemise ! Pourquoi ? Parce qu’on détruit les gouvernemens pour en faire d’autres. Voilà un bel avantage ! Ils viennent, ils te caressent, ils te parlent raison, ils te prennent tes armes, et puis cherche ! tu seras bien heureux si tu attrapes une gratification nationale. Tel que tu me vois, j’ai fait en juin plus de vingt barricades, et le dernier gouvernement provisoire n’a pas voulu me nommer seulement préfet. Ça, des républicains ? c’est tous farceurs ! Ils gardent les bonnes places pour eux ou pour les blagueurs qui viennent s’arranger avec eux après la bataille. Si le peuple entend raison, tu verras reparaître les bourgeois, les gardes nationaux, les propriétaires, les juges, les gendarmes, tous les abus : c’est moi qui te le dis.

SIMPLET.

Ah ! mais non ! Un moment ! Il faut en finir, il faut établir la fraternité pour tout de bon, et un ministère du progrès.

GRIFFARD.

Compte là-dessus. Au ministère du progrès, ils y mettront une écrevisse. Dans quinze jours, quand ils habiteront les hôtels des ministres, va les trouver, non pour leur demander des places, mais du travail ou du pain. Tu ne pénétreras pas même jusqu’à l’antichambre ; on te fera droguer dans la cour, et enfin