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LE LENDEMAIN DE LA VICTOIRE

tisme sauvage, ou plutôt nous tomberons dans le despotisme et dans l’anarchie tout à la fois, comme sous deux meules tournant en sens contraire, qui achèveront de broyer, d’écraser, de pulvériser tout ce qui peut rester en nous d’élémens de vie. Dieu voudra-t-il faire ensuite quelque chose de cette pâte et de cette poussière, et tirer la vie de la mort ?

LE PÈRE ALEXIS.

Je le crois. Le blé sous la meule subit un travail de purification. Nous avons grand besoin d’être purifiés chacun de nous pour gagner le ciel, l’humanité tout entière pour mieux connaître son but, et notre nation en particulier pour remplir dans le temps sa mission si glorieuse et si déplorablement oubliée.

VALENTIN.

Ah ! malgré cette espérance, qu’il est dur de vivre en des jours semblables aux nôtres !

LE PÈRE ALEXIS.

Pourquoi donc ? Vous n’y pensez pas, mon enfant, et vous ne vous rendez pas justice. Moi, qui vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même, je dis que ce temps vous a été bon et qu’il est bon à beaucoup d’autres. Je vous vois plus aisément détaché des chimères humaines, plus solidement attaché aux vérités divines. Considérez-vous bien ; vous sentirez que la passion obstinée du bonheur terrestre a moins de prise sur votre cœur.

VALENTIN.

Il est vrai. À quoi bon désirer la fortune, la gloire, le bonheur, le repos ? Nous en voyons le néant. Tout cela n’existe plus sur la terre.

LE PÈRE ALEXIS.

Tout cela n’y a jamais existé, mon enfant ; mais il y a des époque où les plus sages, croyant voir ici-bas quelque ombre de tous ces biens, multiplient leurs efforts et leurs fautes afin d’en jouir, et pour l’ombre oublient et sacrifient la réalité. Voilà l’erreur dangereuse où vous n’êtes pas exposé à tomber maintenant.

VALENTIN.

Non certes. Je sais qu’il n’y a plus sur la terre qu’un asile assuré, c’est la tombe. Que la tombe s’ouvre donc, qu’elle s’ouvre pour moi, pour les miens ! La nature frémira sans doute ; mais la raison, d’accord avec la foi, me dira que le plus tôt est meilleur.

LE PÈRE ALEXIS, souriant.

Doucement, mon ami. Il est bien de ne point craindre la mort, et même de la désirer, mais il ne la faut pas désirer par un sentiment analogue à la lâcheté des suicides. Je veux que, mettant votre vie dans la main de Dieu, vous la conserviez, vous la défendiez, et vous en usiez pour sa gloire et pour la vôtre. Ne désirez de vivre ni de mourir, ni de faire de grandes choses ni de ne rien faire. Simplement tenez-vous prêt à ce que Dieu demandera de vous. Le sacrifice de la vie peut être le moindre qu’il exige. Je suis porté à croire qu’il vous demandera davantage. S’il parle, vous entendrez. Ainsi ne dites pas : Je mourrai ; dites : J’obéirai.

VALENTIN.

Oui, mon père, j’obéirai.