Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/240

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Malheur à qui ne voit pas cela au milieu du spectacle de l’Europe ! Malheur à qui ne l’entend pas au milieu de cette rumeur confuse des peuples ! Il n’y a point de place aujourd’hui pour la petite politique égoïste ou ambitieuse ; tout est fatalement lié. Si l’on songe à satisfaire son ambition, et s’agrandir aux dépens de ses voisins, à profiter de leur mal, on périra comme ces malfaiteurs qui, dans les grandes épidémies, dépouillent les pestiférés, et meurent de leur mal. À Vienne quelques hommes d’état calculent, dit-on, ce que coûtera l’intervention russe ; ils redoutent que pour prix de ses services l’empereur Nicolas ne retienne quelque province ; ils désignent déjà la Bukowine. La Bukowine ! L’empereur Nicolas n’est guère ambitieux, s’il se contente d’une province, fût-elle autre que la Bukowine[1]. Rien n’autorise à croire qu’une pensée de ce genre soit cachée au fond de l’intervention russe ; les paroles de l’empereur Nicolas démentent formellement de tels desseins, et son intérêt est d’accord ici avec sa gloire. L’Europe n’acceptera de services que de ceux qui les lui rendront gratis. Il faut, quand on a l’ambition de se placer à la tête du parti de l’ordre en Europe, accepter résolûment pour soi toutes les règles de l’ordre, sans arrière-pensée, sans préoccupation personnelle. Pour s’opposer aux révolutionnaires qui bouleversent la société, il faut respecter les nationalités des peuples et les droits des souverains ; pour vaincre le communisme, il faut donner l’exemple du respect pour le bien des autres, ce bien fût-il un royaume. Le siècle a une logique qu’on doit ménager. Sans revenir sur ce malheureux partage de la Pologne, qui n’appartient plus aujourd’hui qu’à l’histoire, il faut bien dire que la Pologne n’a pas été seulement pour l’insurrection et le socialisme une pépinière de soldats ; elle a été un argument. Il ne faut plus fournir de pareils argumens à plus de partage de la Pologne, plus de conquête de la Silésie ! Chacun a sa petite ambition toute prête pour suivre les mauvais exemples et faire des conquêtes à sa taille. Si Frédéric prenait aujourd’hui la Silésie, il se trouverait quelque meunier socialiste pour prendre le moulin de Sans-Souci. Si l’on veut rétablir l’ordre et dompter l’anarchie, si l’on veut raffermir toutes les notions du droit obscurcies ou effacées, et régner par la justice, il n’y pas deux voies à suivre : pour faire respecter les limites des champs, il faut respecter celles des empires.


E. DE LANGSDORFF.

  1. La Bukowine est une petite province joignant la frontière russe à la source du Pruth, au nord de la Transylvanie et de l’extrémité orientale de la Gallicie ; elle faisait autrefois partie de la Moldavie, et n’a été incorporée à La Gallicie que sous Joseph II ; ce pays montagneux n’a pas plus de 300,000 habitans.