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patrimoine de souvenirs ; les peuples renversent leurs barrières, les gouvernemens désarment, et la fraternité dans le chaos inaugure une civilisation nouvelle. Les deux fléaux de la société présente, selon M. Ruge, ce n’est pas cette concurrence à laquelle M. Louis Blanc jette l’anathème, ce n’est pas cet infernal capital que maudit M. Proudhon : c’est la religion et la patrie, c’est le prêtre et le soldat. Or, si la religion effraie peu les jeunes hégéliens, le culte de la patrie leur inspire encore de sérieuses inquiétudes. Voilà pourquoi M. Arnold Ruge, après avoir attaqué le patriotisme dans ses ouvrages, formule aujourd’hui contre ce fléau corrupteur les propositions les plus hardies. M. Ruge ne demande pas moins que la convocation d’un congrès européen pour substituer les théories cosmopolites à l’étroite religion de la patrie et opérer le désarmement de tous les états. Malgré la répulsion qu’il inspire, M. Ruge revient sans cesse à la charge. « Je ne quitterai cette tribune, s’écriait-il un jour, qu’après vous avoir convaincus de la nécessité de ce congrès. » Par bonheur, M. Ruge voulut bien oublier cet héroïque serment ; il retourna bientôt à sa place, au milieu des éclats de rire d’une majorité moins convaincue que jamais.

Les doctrines de M. Ruge ne sont pas seulement ridicules, elles sont coupables. Il y avait sans doute un beau rôle à jouer pour un homme d’un sens droit qui serait venu défendre la politique de la paix devant l’assemblée de Francfort et mettre un frein aux ambitions patriotiques ; mais la démagogie ne flétrit-elle pas tout ce qu’elle touche ? Au lieu de contenir le patriotisme, M. Ruge l’outrage, et par là il irrite encore son impatiente ardeur. Le soulèvement de la Lombardie occupait alors l’Autriche ; chassé de Milan au mois de mars, Radetzky était sur le point d’y rentrer. On comprend que de généreux esprits aient pu conseiller à l’Allemagne l’abandon de ses possessions italiennes ; ce qui ne se comprend pas, ce sont les outrages adressés du haut de la tribune nationale aux chefs et aux soldats de l’armée allemande, pendant que l’armée allemande est au feu. Lorsque M. de Radowitz soutenait la nécessité pour l’Autriche de s’établir fortement en Lombardie, les argumens ne manquaient pas pour lui répondre ; en substituant les injures à la réfutation, en déclamant avec fureur contre le patriotisme, en foulant aux pieds le drapeau du pays dans une assemblée réunie tout exprès pour relever ce drapeau, les orateurs de la gauche ne faisaient qu’exciter le dégoût du parlement et enflammer de plus en plus son avidité conquérante. Qu’arriva-t-il en effet ? L’assemblée qui tout à l’heure parlait si bien du respect des nationalités, et qui, disait-elle, malgré tant de causes de bouleversemens, avait la plus ferme confiance dans le maintien de la paix européenne, l’assemblée va se donner à elle-même le plus éclatant démenti ; elle réclamera d’un côté le principe des nationalités et le violera d’un autre ; elle sera toute prête,