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dépense par tête par la moindre quantité[1]. Ainsi il n’y a pas d’objection financière contre ce retour à une institution qui a pour elle en Europe le passé et le présent. Quand même il y en aurait, eh bien ! ce serait la rançon d’un si grand nombre de sujets laborieux, qu’il ne faudrait pas hésiter à la payer ; pour la nation, ce serait une très bonne affaire.

Dans un pays d’égalité, il n’y a que deux modes possibles pour la composition de l’armée : le système prussien, qui y appelle forcément tout le monde, sans faculté de remplacement, et le système anglais, qui n’y appelle forcément personne. Je crois le second bien préférable au premier du point de vue militaire, parce qu’il doit donner de meilleures troupes. Le système prussien, en effet, ne garde et ne peut garder les jeunes hommes que deux ans sous les drapeaux ; ce n’est pas assez pour former de bons soldats, et, quant à l’avantage qu’il présente de façonner chaque citoyen à manier un fusil, nos barricades parisiennes en ont beaucoup diminué la valeur à mes yeux.

Entre la France et l’Amérique du Nord, la différence des institutions militaires, considérées sous le rapport de la liberté qu’elles laissent à l’homme industrieux, serait plus saillante encore, si c’étaient les armées de mer que nous comparions l’une à l’autre. Chez les Américains, la liberté des populations maritimes est la même que celle des gens de l’intérieur. Chez nous, c’est une servitude qui s’empare de tout homme de mer à dix-huit ans pour ne le lâcher qu’à cinquante. Pendant l’espace de trente-deux ans, on peut le ravir à ses intérêts et à sa famille pour l’embarquer sur les vaisseaux de l’état. Servitude glorieuse, direz-vous. Certes, il est glorieux d’être le serf de la patrie ; mais il serait encore mieux que la patrie renonçât à avoir des serfs, et j’ajoute : servitude non pas commandée mais réprouvée par la raison d’état. De tous les états constitutionnels, la France est le seul qui ait ce régime. L’économie qu’il procure au trésor n’est qu’apparente, et, pour la marine marchande ; il a des effets déplorables. Il dégoûte les hommes de la mer ; nos meilleurs matelots, amoureux de la liberté, fuient les rigueurs de cette dure loi, et vont servir sur les bâtimens marchands des autres nations. Si vous voulez achever de consommer notre décadence maritime, le plus sûr moyen est de garder le régime de l’inscription maritime ou des classes. Si vous désirez que la France redevienne une grande puissance sur mer par le nombre et la qualité de ses matelots, commencez par introduire dans le recrutement de votre flotte toute la liberté qu’il comporte. La liberté, la liberté vraie, voilà le talisman des temps modernes. La liberté vraie dans ce cas, c’est l’enrôlement volontaire que pratiquent avec succès les Américains, les

  1. Je n’ai pas à entrer ici dans les détails d’exécution ; mais on conçoit qu’on pourrait demander aux jeunes gens des familles riches qui se font remplacer une contribution égale a la somme que leur coûte aujourd’hui un remplaçant.